Aeris n'en peut plus. Ses blessures physiques sont à peu près guéries, même si elle marche encore avec des béquilles, elle ne souffre plus autant et sent son corps se réparer. Seulement, elle continue de trembler de peur à chaque fois qu'elle ou l'un des rats fait un geste maladroit, se recroqueville à chaque bruit fort ou inattendu, elle peine à trouver le sommeil et fait des cauchemars.
Toutes les nuits, l'un de nos trois compagnons se réveille en criant, en larmes et tremblant de peur et de froid malgré le temps clément et la grosse couverture que Mura leur a fournie. Ils pensaient qu'avec le temps ça irait mieux, que les souvenirs s'estomperaient, mais ils s'aperçoivent qu'ils avaient tort.
C'est ainsi qu'après leur petit déjeuner et une courte conversation entre eux, Aeris, Rahar et Gründ se rendent chez le médecin. Mura les accompagne, pensant qu'il s'agit d'une visite de courtoisie pour le remercier de les avoir remis sur pieds, et repart rapidement après un échange de politesses et le don d'un gâteau.
"Si vous le permettez, je vais chercher mon confrère. Je pense pouvoir vous aider, Aeris, mais je ne suis pas compétent pour vos petits amis. Il leur faut un vétérinaire. Si vous voulez bien m'attendre ici, je ne serai pas long."
Une demi-heure plus tard, le médecin revient, accompagné du vétérinaire et d’une bouteille de sirop de framboises offerte par un ancien patient en guise de remerciement pour la réparation d’un tibia brisé.
“Je sais à quel point il vous a été difficile de prendre la décision de venir nous voir, et je vous en remercie. Ce dont vous souffrez ne sont pas des blessures habituelles, ce ne peut pas être soigné avec des médicaments et du repos. Les dommages sont mentaux, psychologiques, ils sont dûs à ce que vous avez vécu pendant ces deux années écoulées. Cela porte un nom : c’est un syndrome de stress post-traumatique. Un traumatisme, en gros, est le résultat d’un événement ou d’une suite d'événements si graves ou terribles que le cerveau ne peut pas l’assimiler ; et donc il le ou les revit par petits morceaux ou tout d’un coup pour pouvoir classer et passer à autre chose. Cette phase d’assimilation, par laquelle vous passez en ce moment, peut être très longue et très douloureuse, et c’est pour cela que nous vous proposons notre aide.”
Aeris acquiesce, l’explication qu’on lui propose correspond à ce qu’elle vit et a vécu. Cependant, elle ne voit pas comment on peut l’aider, si le problème vient de son cerveau et de son incapacité à comprendre ce qu’elle a traversé, elle ne comprend pas bien ce que le médecin pourrait y faire. D’autant qu’il n’a pas sorti d’accessoires permettant d’ouvrir un crâne pour opérer directement la cervelle, or elle ne voit aucune autre solution.
“Nous n’allons en effet pas vous opérer, rassurez-vous. Ce que nous vous proposons, c’est d’aider votre cerveau à comprendre ce par quoi vous êtes passé, en vous faisant parler, écrire, dessiner, ou mimer différents épisodes de vos histoires. Mon collègue a rassemblé toutes les informations qui existent dans ses livres afin de trouver un moyen d’aider nos petits amis qui ne parlent pas, et je pense qu’il a une idée de ce qui pourrait fonctionner s’ils sont d’accord pour essayer. Cela risque par contre de prendre du temps, et nous devrons espacer les séances afin de laisser vos esprits se reposer. Ce ne sera pas facile mais nous avons bon espoir de voir votre état s’améliorer et de vous faire retrouver le sommeil. Qu’en pensez-vous?”
Nos trois compères s’abîment dans leurs réflexions pendant qu’on leur sert un verre de sirop de framboises. D’un côté, ils en ont assez d’avoir peur de tout et de ne pas dormir. D’un autre, ils sont terrifiés à l’idée de revivre cet enfer qu’ils ont, pour toujours pensaient-ils, laissé derrière eux. Cependant, le goût des framboises et la douce chaleur qui règne dans la chaumière du médecin les détendent, ils se sentent en confiance, rassurés. Même si la douleur était bien réelle, elle est passée et ne pourra plus, ici, les atteindre. Ils ne sont plus esclaves, et ne veulent plus être esclaves de leurs souvenirs. Ils acceptent donc, après de longues minutes de silence, l’aide qui leur est proposée.
Il est décidé que tous les trois resteraient ensemble, du moins au début, pendant leurs séances de soin, et que le médecin et le vétérinaire y assisteraient tous les deux. Un accord est trouvé aussi sur la fréquence de leurs réunions, qui sera d’une fois tous les quatre jours, sauf en cas d’urgence empêchant l’un ou l’autre des soignants d’être présents. Tous les trois refusent poliment les calmants qu’on leur propose pour les aider à dormir, préférant rester maîtres de leur corps et de leur cerveau autant que possible, et ne souhaitant pas être plongés dans une sorte de douce léthargie qui les empêcherait de réfléchir et émousserait leurs réflexes. Ainsi commence la première séance.
“Je me souviens qu’il faisait beau. Nous étions tous assis sous un arbre, à discuter, quand on a entendu des cris et des bruits de course. C’est allé très vite, c’est un peu flou. Ils étaient nombreux, plus nombreux que nous, et ils avaient des armes. Des gros couteaux, des épées, un assemblage disparate de lames et d’autres choses tout aussi terrifiantes. Nous n’avions jamais vu des gens comme eux avant, il ne passe pas beaucoup d’étrangers dans le village. Aucun d’entre nous ne savait comment réagir, nous étions paralysés de peur, et quand les étrangers nous ont dit de les suivre, nous avons obéi. Il ne nous est même pas venu à l’esprit d’essayer de résister : avec toutes leurs armes et leurs cicatrices, ils étaient clairement trop forts pour nous. Nous n’avons pas non plus pensé à crier, après tout à quoi bon? Personne ne pouvait rien contre eux. Alors on a baissé la tête et on a suivi, comme des moutons qu’on guide à la tonte. Vous vous souvenez, Rahar, Gründ? Vous étiez plus loin, les étrangers ne vous avaient pas vus. Vous vous êtes approchés pour voir ce qu’il se passait, vous non plus vous n’aviez pas compris ce que faisaient ces gens. C’est à ce moment là qu’ils vous ont remarqués, ils ont essayé de vous faucher si je me souviens bien. Et vous avez sauté sur mes épaules. Les étrangers, ils ont trouvé ça drôle je crois, et ils vous ont laissé faire. C’est comme ça que ça a commencé, et à ce jour je ne sais toujours pas pourquoi je n’ai pas essayé de m’enfuir. Aujourd’hui je n’hésiterais pas, j’attraperais le premier bout de bois ou autre équivalent d’arme et je me battrais pour les arrêter, sauver les autres ou même juste alerter le village… Mais pas ce jour-là. J’étais tétanisée. J’étais faible. Et voilà où ma faiblesse nous a menés.”
Rahar, à ces mots, grimpe sur l’épaule de son amie et vient lui mordiller tendrement l’oreille, sa façon de la rassurer, de lui dire qu’elle n’y est pour rien. Mais lui aussi culpabilise, ainsi que Gründ, qui pour sa part s’est mis en position de défense devant ses compagnons, comme il le faisait à Stargh au début, les premiers jours, quand Aeris savait encore pleurer.
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