- Alors, nous pouvons débuter notre réunion.
Les conseillers tirèrent leurs sièges pour s’y asseoir. Eliya fit de même, le cœur battant. C’était la première fois qu’elle prenait la place de son père lors d’un conseil. Elle s’efforça de respirer plus lentement pour tenter de ralentir les battements effrénés de son cœur. La crainte de commettre une erreur lui nouait les tripes. Elle remercia brièvement le serviteur qui lui tendait le déroulé de la réunion. Ses sourcils se froncèrent alors que ses yeux parcouraient les sujets qui devaient être abordés.
- Je ne vois pas le problème des bandits à l’ordre du jour, fit-elle remarquer.
- Votre mariage est plus important, princesse, répondit Glassy d’un ton doucereux, le plus âgé de ses ministres. Il s’agit là de notre priorité absolue.
- Mais…
- Nous devons tout régler dans les moindres détails.
- Nous avons appris que vous aviez pris auprès de vous un maître d’arme, lui signala un autre.
La princesse se raidit sous le regard satisfait de ses conseillers. Elle savait que Riya avait tout fait pour que son cousin soit accepté au sein de ce palais. Elle était même surprise qu’aucun reproche n’ait encore été formulé à l’égard de ce qu’ils devaient considérer comme un caprice.
- Apprendre à maîtriser les armes vous sera utile, approuva Glassy. En vérité, nous sommes heureux de votre initiative. Nous avions peur que vous refusiez de tuer votre fiancé.
Les regards braqués sur elle semblaient la fouiller, creuser les recoins de sa chair, retourner son âme, en examiner les moindres replis comme pour tenter d’en extraire la vérité. Eliya sentit la colère gronder dans sa poitrine. La vérité ? Quelle vérité ? Son âme, son corps, sa vie toute entière n’étaient que mensonges ! Et elle, elle n’avait d’autre choix que de poursuivre sa route, de marcher dans les empreintes de pieds sanglantes qui maculaient la scène de sa vie. Car si elle refusait, si elle laissait choir son masque, alors c’était le royaume tout entier qui allait s’écrouler sur lui-même, comme une vulgaire masse de chair privée de son squelette.
- Le meurtre ne faisait pas partie du plan d’origine, siffla-t-elle entre ses mâchoires crispées.
- Et comment pensez-vous que notre royaume s’en serait sorti après la consommation du mariage ?
Eliya sentit un frisson courir sur ses os à la mention de l’acte. Elle tâcha de dissimuler sa peur par une expression indifférente, mais aucun des ministres n’était dupe.
- Si vous ne voulez pas que ça arrive, vous devez tuer votre fiancé avant qu’il ne porte la main sur vous, conclut tranquillement Glassy alors qu’un fin sourire se dessinait sur ses lèvres.
- Là… Là n’est pas la question ! s’emporta la jeune fille. Notre réunion devrait avoir pour objet principal cette bande de bandits qui sévit aux alentours de Negonsem !
- Vous n’avez pas à vous inquiéter de cela, répliqua tranquillement Riya. Tout ce que vous avez à faire, c’est être vous-même.
Eliya cligna des yeux. Etre… elle-même ? Quel conseil stupide ! C’était tout ce qu’on lui interdisait ! C’était le tabou absolu !
Tiens-toi droite, ne respire pas si bruyamment, marche avec élégance, ne souris pas ainsi !
De toute façon, depuis la mort de son jumeau, comment pourrait-elle être elle-même ?
Et surtout, n’oublie pas d’être une fille sage.
- Princesse, vous m’avez l’air fatiguée, lui fit remarquer Glassy. Il n’est pas nécessaire que vous assistiez à ce genre de réunion.
- Pardon ? s’étrangla l’intéressée d’une voix éteinte.
- Vous devriez consacrer votre énergie à des activités qui serviront à parfaire la marche de notre pays.
« Alors diriger une simple réunion ne fait pas partie des aptitudes nécessaires à une future reine ? »
Eliya serra tant les poings que ses ongles entamèrent la chair tendre de ses paumes. Ils la congédiaient ? Ils étaient en train de lui refuser l’accès du conseil ? Elle était pourtant l’unique héritière d’Asrestos, non ? Elle voulut protester, mais les yeux des hommes qui l’entouraient la clouèrent sur place. Elle avait la sensation d’être un insecte qu’on décortiquait sans douceur. Ils ne la considéraient même pas comme un être humain, elle n’était rien, rien de plus qu’un piédestal pour leur pauvre petit royaume. Ils agitaient de temps en temps la marionnette devant le peuple, puis la jetaient dans un coin, l’envoyaient dans sa chambre comme une gamine ignare. Et elle, que pouvait-elle faire ? A leurs yeux, elle n’avait aucune prestance, aucune autorité. Maintenant qu’elle se trouvait face à eux, sans son père, elle comprenait qu’elle ne les intéressait pas en tant que dirigeante. Elle n’était qu’un corps qu’on allait jeter dans le lit d’un futur empereur.
Tout cela ne sert donc à rien…
- Très bien, céda-t-elle. Je laisse le royaume à vos soins…
Tous les ministres se levèrent pour saluer son départ. Eliya referma la porte du conseil et s’adossa un moment contre le battant alors qu’une furieuse envie de pleurer lui étreignait la gorge.
Ressentant le besoin impérieux de marcher pour chasser la colère, la princesse s’engagea dans les couloirs. Au bout de longues minutes, elle ralentit son allure jusqu’à complètement s’arrêter. Elle se laissa alors aller contre un pan de mur, les paumes pressées l’une contre l’autre à s’en faire mal. Elle peinait à respirer et des larmes roulaient sur ses joues.
Pouvait-elle tuer ? Le voulait-elle ? Et après, une fois qu’elle dirigerait l’Empire, elle devrait continuer de jouer la comédie. Elle devrait continuer à être cette personne qu’elle haïssait… Eliya chassa ses larmes puis se frotta vigoureusement les yeux pour en évacuer toute trace.
La jeune fille tira l’une de ses mèches de sa coiffure, faisant tomber quelques épingles au passage. Elle fit rouler ses cheveux entre deux doigts, l’air absorbé. Faire semblant n’était plus une gêne pour elle, plutôt une seconde nature. Si elle devait se comporter normalement, elle pensait même ne pas pouvoir y arriver. Alors qu’est-ce qui l’angoissait ainsi ? Diriger ? Peur de prendre de mauvaises décisions, aller à l’encontre des vœux du peuple, vivre dans la crainte d’être victime d’un complot contre l’Etat ? Non, cela, elle y avait été préparée dès son plus jeune âge. Elle ne voyait qu’une chose.
C’était bel et bien le meurtre.
Elle leva la tête vers le plafond composé de voûtes en arcs brisés et tendit sa main vers le haut, comme pour chercher à effleurer la pierre. Son père ne lui avait appris que récemment qu’elle devrait tuer son époux et elle ne s’en sentait pas capable. C’était comme ces doigts qui ne pouvaient toucher le plafond. C’était trop haut, trop loin, trop grand… C’était inaccessible.
- Je n’y arriverai pas… murmura-t-elle.
- De quoi donc ?
Un cri de surprise lui échappa. Eliya se retourna brusquement tout en reculant, si bien qu’elle marcha sur l’ourlet de sa robe et chuta à terre dans un nouveau cri. Liam, surpris par sa réaction, ne put s’empêcher de se moquer d’elle.
- Hé bien, princesse, j’ignorais que ma présence te faisait tant d’effet.
- Liam ! tempêta ladite princesse. Au lieu de faire aller ta langue, aide-moi à me redresser !
- C’est tellement gentiment demandé.
Mais au lieu d’exécuter son ordre, il la rejoignit sur le sol en s’asseyant en tailleur. Eliya leva les yeux au ciel. Ce garçon était infernal…
- Je croyais t’avoir demandé de rester dans tes appartements, fit-elle remarquer.
- Je m’ennuyais, répondit le jeune homme.
- Et pourrais-tu m’indiquer la raison de ta présence ici ?
- Dans ce couloir précisément ?
- Oui !
- Je te suivais.
- Pardon ?
- Je t’ai vu débouler comme une furie dans la cour principale où je prenais l’air. Je t’ai appelée, mais, tu ne m’as pas entendue, alors je t’ai suivie. Logique, non ?
- Ta logique m’échappera toujours, je crois…
Liam ricana en guise de réponse. Il se releva et toisa la princesse du regard. Celle-ci ne comprit pas ce qu’il lui voulait, jusqu’à ce qu’il lui balance une épée en bois sur les genoux.
- Puisque tu es là, autant en profiter !
- … Pardon ?
Le jeune homme se pencha sur elle, un sourire carnassier sur les lèvres.
- C’est l’heure de ta première leçon, princesse !
***
- Prête, princesse ?
Eliya nia vigoureusement du chef. Un sourire de loup vint étirer les lèvres de son maître d’arme.
- Parfait, alors !
Il bondit sur elle et frappa sa cuisse avec son shinai. Eliya voulut protester contre ce traitement, mais, déjà, il repassait à l’attaque. Cette fois-ci, elle ne put éviter le coup qu’en se jetant sur le sol.
- Tes attaques sont trop violentes ! protesta-t-elle véhément. Je ne suis qu’une débutante !
- Qui a le titre de maître d’arme, ici, princesse ? Toi ou moi ?
- Telle n’est pas la question !
- Debout, sinon tu risques d’être blessée !
Il se fendit en avant, portant un rapide coup d’estoc à l’épaule de son élève. Celle-ci grimaça sous la douleur. Un sentiment de colère et d’injustice se réveilla dans sa poitrine alors qu’elle reculait rapidement sur les fesses pour se mettre à l’abri. Aujourd’hui, on l’avait humiliée, dénigrée. Ses propres ministres l’avaient mise à la porte de la salle du conseil. Et maintenant cette espèce de singe malpoli s’était visiblement mis en tête l’idée de jouer avec ses nerfs ! C’en était trop pour une seule journée !
Habilement, Eliya ramassa son sabre en bambou et se releva d’un bond. Liam haussa un sourcil appréciateur. Oui, ça… c’étaient les bons yeux !
- Vas-y, attaque-moi !
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