Il n’eut pas à répéter son injonction. Eliya se jeta sur lui, arme levée, les deux mains serrées autour de la poignée. Elle l’abattit de toutes ses forces sur son maître d’arme, mais celui-ci para calmement le coup et le repoussa sans effort visible. Son regard moqueur, teinté d’une condescendance malicieuse, acheva de faire sortir la princesse de ses gonds. Sans plus réfléchir, elle se mit à remuer le shinai de droite à gauche, sans chercher à le blesser ou même à l’atteindre. Elle bougeait mécaniquement ses bras, ignorant la fatigue et la douleur qui commençaient à gagner ses membres. Tout ce qu’elle voulait, c’était chasser cet insupportable sourire sur son visage !
- On arrête là, princesse.
Liam avait arrêté le sabre à mains nues. Constatant qu’Eliya ne semblait pas l’écouter, il tira violemment sur l’arme pour la lui reprendre. Surprise, la jeune fille contempla ses doigts vides et toussota pour tenter de se donner contenance, ce qui était bien ridicule avec ses joues rouges, ses cheveux défaits et son souffle erratique. Liam coinça les épées de bois sous son aisselle gauche.
- Première leçon, garde la tête froide, asséna-t-il en effectuant une pichenette sur son front.
Eliya ne prit même pas la peine de répondre. Elle frotta son front endolori, un air revêche peint sur le visage. Liam ne put se retenir de sourire à cette vue.
- Tu veux en parler, peut-être, lui proposa-t-il.
- Est-ce réellement une question ?
- Non. Tu commences à bien me connaître, on dirait !
Malgré elle, Eliya sentit un sourire étirer ses lèvres. Son regard se perdit dans le vague un moment et elle sentit un frisson descendre le long de sa colonne vertébrale.
- J’ai l’impression que personne n’entend ma voix… chuchota-t-elle.
Liam haussa un sourcil. Sans réellement savoir pourquoi Eliya se confiait à ce jeune homme, qui était encore presque un inconnu, elle lui rapporta le déroulé du conseil, omettant bien évidemment les passages qu’il ne devait pas savoir. Son interlocuteur lui prêta une oreille attentive et ne l’interrompit pas une seule fois. Quand elle eut terminé, Liam haussa les épaules.
- Ce n’est pas que personne ne l’entend, ta voix, princesse, lui assura-t-il. C’est juste que personne ne l’écoute.
Eliya sembla surprise par cette nuance, mais dut bien reconnaître que sa remarque était juste. Elle entreprit, pour tromper sa nervosité, de défaire sa coiffure, libérant les mèches des épingles, les coiffant avec ses doigts graciles. Liam poussa un soupir.
- Enfin, vu ta personnalité, ça ne m’étonne pas spécialement.
- Pardon ! s’emporta la princesse, piquée au vif dans son orgueil.
Liam la pointa du doigt, moqueur.
- Tu es l’unique héritière d’Asrestos, la fiancée du seul fils de l’empereur Dévrol de Lavia, future dirigeante de l’un des plus grands territoires au monde. ‘Serait peut-être temps que tu t’affirmes, tu ne crois pas ? Alors cesse de te rabaisser ainsi, c’est te manquer de respect. Je ne veux pas d’une souveraine qui se comporte comme si elle n’était qu’une moins que rien. T’as plus de pouvoirs que tous ces vieux croûtons réunis. Tu as même le droit de vie et de mort sur eux, non, si je ne m’abuse ?
Eliya eut un mouvement de recul, choquée par les paroles du garçon. Un éclair de colère traversa son regard noisette aux reflets d’or.
- Jamais je ne pourrais menacer de mort des personnes qui ont servi les intérêts de notre royaume pendant tant d’années!
- Là, on ne parle pas du pays, princesse, rectifia le maître d’arme dans un froncement de sourcils. Ils sont à ton service et doivent répondre à tes intérêts avant tout. C’est ainsi que cela marche.
La jeune fille le foudroya du regard.
- Ce n’est pas ainsi qu’on m’a enseigné à régner !
- Sauf que la manière dont tu essaies de régner te prive de tout respect, princesse.
Pourquoi diable ce titre honorifique sonnait-il comme un ridicule sobriquet dans sa bouche ?!
- Je ne vois même pas pourquoi je discute avec toi ! s’emporta la jeune fille. Qu’y connais-tu donc en politique ?
- Moi, peu de choses, même si ça m’énerve de devoir l’admettre. Mais mon grand-père m’a tout de même enseigné quelques petites notions.
La mention de Sigène Sefa doucha la colère d’Eliya. Un sentiment de culpabilité l’envahit de nouveau et elle baissa le regard, incapable de soutenir celui de Liam, si semblable à celui de son grand-père.
- Pardon, murmura-t-elle, mortifiée.
- Pourquoi tu m’présentes des excuses ? l’interrogea Liam sans prendre la peine d’étouffer un bâillement.
- Tu travailles pour la fille de celui qui a exilé ton grand-père et plongé ta famille dans la misère. J’aurais dû réfléchir plus longuement avant de vouloir faire de toi mon maître d’arme. J’ai été égoïste…
Nouvelle pichenette sur le front.
- Aïe ! Encore ?
- Idiote, soupira Liam, les mains sur les hanches. Tu n’es pas ton père. Dis-toi bien que je ne serais pas venu ici si, au fond, je n’en avais pas eu envie. Donc arrête de te mettre martel en tête pour un rien.
C’était étrange… Eliya fixait le dos du garçon qui s’éloignait dans le couloir, les sabres d’entraînement posés en travers des épaules, les bras enroulés autour. Oui, vraiment étrange. Liam, qu’elle ne connaissait pas encore il y a quelques jours, à qui elle mentait constamment… semblait être celui auprès duquel elle pouvait être la plus sincère. La jeune fille s’entoura de ses bras, frissonnante. Elle se souvint de la condition qu’avait posée Riya quand elle lui avait suggéré d’introduire Liam dans le palais. Jamais au grand jamais il ne devait savoir les secrets enterrés entre ces murs. C’était son unique exigence. Pourtant, à cet instant, elle ne ressentait qu’une envie impérieuse, qu’un désir brûlant… lui gueuler la vérité à pleins poumons !
- Comme si cela pouvait arriver un jour, murmura-t-elle dans un soupir.
Pourtant, elle le sentait au fond d’elle. Même si Riya le lui avait formellement interdit, la relation qu’elle entretenait avec Liam tendait vers autre chose, vers peut-être même une… amitié.
Et elle sentait que si c’était ainsi que tout devait évoluer, elle ne ferait strictement rien pour l’en empêcher.
***
- Encore cent ! Allez, du nerf !
- Tu es un bourreau !
- Je sais, chérie, c’est ce qui fait mon charme !… Si tu fais mal cet exercice, je te rajoute des pompes.
- Hé !
Liam eut un mauvais sourire à son encontre. Eliya prit le parti de l’ignorer et se concentra sur ses gestes. Qu’elle était ridicule, à lever et abaisser son stupide bout de bois ! De plus, elle avait l’impression que ses bras étaient en feu tant ils lui envoyaient des signaux de douleurs. Alors que ses membres fléchissaient, Liam leur asséna un coup sec de sabre en bois pour les raidir. Son élève, sous la douleur, lâcha son arme d’entraînement dans une grimace. Ses yeux s’écarquillèrent quand elle constata que du sang maculait ses paumes.
- Liam, s’étrangla-t-elle. Que se passe-t-il ?
- Ah, tu as eu tes premières cloques ! Félicitations !
- Quel est ce ton cynique ?
Dans un rire moqueur, Liam attrapa le poignet d’Eliya et la tira à sa suite. Ils se trouvaient dans une des nombreuses cours du palais. Le sol était recouvert d’un immense tapis de sable chaud où s’épanouissaient d’immenses palmiers. Un peu plus loin avait été érigé un bassin de pierre tout en longueur magnifiquement sculpté dans lequel un visage de pierre crachait de l’eau. Le paysan plongea les mains d’Eliya à l’intérieur pour laver les cloques et le sang. Un soupir de soulagement s’échappa des lèvres de la princesse.
- Ça fait du bien, murmura-t-elle.
- Tu vas enrouler tes mains dans du tissu et poursuivre les exercices, ordonna Liam. Au trot !
Il s’attendait à voir Eliya protester contre un tel traitement, mais, à son plus grand étonnement, la jeune fille obéit à l’injonction. Elle ne lui fit même pas le plaisir de grimacer quand elle se remit à manier son sabre d’entraînement. Un sourire vint étirer les lèvres de Liam. Il avait hâte de se battre réellement contre elle. Il allait en faire une très bonne combattante.
Cela faisait maintenant bien un mois et demi qu’il était arrivé entre les murs de ce palais. Les températures s’adoucissaient, chassant le gèle et les noirceurs froides de l’hiver. Les premières fleurs commençaient à percer l’écorce de la terre pour redonner vie aux paysages défunts. Liam, quant à lui, s’était habitué à cette nouvelle vie.
La visite des forges avait été le meilleur moment qu’il n’ait jamais passé, mais elles étaient constamment occupées par les forgerons royaux. Il avait bien eu envie de virer les travailleurs en prétextant que le feu avait pris, mais Eliya avait eu vent de ses plans et en avait empêché l’exécution. Il faudrait qu’il évite de penser tout haut en sa présence, cela pouvait se révéler contrariant…
Une rumeur attira leur attention. Un groupe de servantes traversa la cour en courant, le visage blême. Le château semblait soudain habité de frénésie, on entendait des chuchotis partout. Eliya arrêta un soldat pour lui demander ce qui se passait.
- Les brigands auraient mis le feu à une forêt non loin, confia l’homme avec horreur. Mais aucun d’entre eux n’a été attrapé. Le conseil souhaite se réunir sous les plus brefs délais pour prendre les mesures nécessaires.
Il reprit en courant, sans même laisser le temps aux deux jeunes gens de l’interroger plus longuement. Eliya se mordit violemment l’intérieur des joues. A cause de son incompétence, rien n’avait été fait pour contrer les actions des brigands. Et s’il y avait des victimes ? Elle ne pourrait se le pardonner ! Mais pourquoi aller en réunion puisque personne ne l’écouterait ?
Ne l’entendrait…
Eliya sursauta quand on lui retira son sabre des mains. Elle cligna des yeux et se tourna vers Liam qui avait rangé les bokutos sous son bras.
- Tu as mieux à faire. Je sais qu’une assemblée ne vaut pas mes superbes leçons, mais là, le devoir t’appelle.
- Non, on va poursuivre, répliqua Eliya. Rends-moi mon sabre en bois.
Liam haussa un sourcil. On dirait qu’il était temps que la princesse apprenne qu’il était inutile de discuter ses décisions.
- Non.
- Tu es sous mes ordres, non ? cracha la jeune fille, sourcils froncés.
- Aucunement.
- Tu te dois de remplir ta part du contrat !
- Alors fais de même, répliqua le jeune homme avec agacement. Tu es la princesse de ce pays, non ? Ton père n’est pas là, c’est donc à toi de prendre les décisions.
- Mais ça ne sert à rien que j’y aille, personne ne m’écoute ! s’emporta Eliya avec un violent geste de main.
Liam planta un des bokutos dans le sable et posa ses mains sur le sommet de la garde, une lueur de défi dans le regard.
- C’est un argument recevable, tu crois, princesse ? se moqua-t-il. S’ils ne veulent pas t’entendre, oblige-les à t’écouter. Tu es plus puissante qu’eux. Si tu t’écrases devant ces imbéciles, alors tu n’es pas digne de l’enseignement d’un roturier comme moi.
Eliya déglutit. Les yeux de Liam étaient incroyablement perçants ! Dans ses iris bleus semblait danser une ombre de mort… Ce regard évoqua en elle un sentiment de malaise qui lui semblait curieusement familier. Aurait-elle déjà été confronté à de tels yeux en présence de Sigène ? Penser à son ancien précepteur calma la peur qui mugissait jusqu’alors dans son cœur. La jeune fille prit une profonde inspiration, puis releva un visage où ne venait plus planer le moindre doute. A cette vue, Liam eut un sourire carnassier.
- Qu’est-ce que tu fiches encore là, hein ?
- Merci, Liam.
Eliya défit le ruban qu’elle avait noué pour retenir sa chevelure noire.
- Je vais de ce pas au conseil !
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