« En effet, c’est ce que j’ai dit… Mais je ne m’attendais pas à ce qu’il me suive ! »
Tous les regards étaient dirigés vers Liam qui s’était confortablement installé dans un fauteuil à haut dossier, bras croisés sur la poitrine et menton relevé. Eliya poussa un discret soupir de découragement avant d’imiter la posture de son maître d’arme. Ses yeux encore vacillants se posèrent sur les conseillers.
- Je… Je veux savoir exactement ce qu’il s’est passé ! exigea-t-elle.
- De quoi parlez-vous ? lui demanda obligeamment Glassy.
- Ne v… Vous moquez pas de moi ! répliqua Eliya, maudissant son balbutiement. Les brigands ont attaqué nos forêts !
- C’est exact, princesse, mais ces évènements sont du ressort de la sécurité, poursuivit le conseiller d’un ton sec, et non du vôtre. Prétendriez-vous ne pas connaître les lois qui régissent votre propre demeure ?
Eliya baissa les yeux, honteuse. Elle avait l’impression d’être une enfant qu’on réprimandait. Une brusque explosion de douleur au niveau du genou faillit la faire crier. Elle incendia Liam du regard qui lui retourna la pareille, prêt à abattre de nouveau son pied sur sa jambe si elle persistait dans une telle voie. L’envie de lui hurler dessus lui chatouilla la gorge. Se faire reprendre par le jeune homme était tout aussi humiliant que le regard condescendant de ses ministres ! « C’est dans ce genre de cas que je brûle de t’avoir à mes côtés, ma moitié… », songea-t-elle douloureusement.
Mais son frère, jamais on ne le lui rendra. L’eau l’avait emportée dans ses bras glacés pour le loger dans ceux de la Mort. Jamais il ne pourrait se tenir à ses côtés pour lui chuchoter des paroles rassurantes et des conseils avisés.
Elle était… seule. Elle se devait de lutter seule… Ses yeux glissèrent sur Liam qui avait rivé son regard glacial sur les conseillers, tel un prédateur qui s’apprêtait à se mesurer aux proies qui lui faisaient face. Pas si seule que ça, peut-être… ?
- Je n’ignore pas les règles établies dans mon propre palais, Glassy, répliqua Eliya d’une voix venimeuse. Comme vous l’avez si bien souligné, il s’agit de ma demeure et par conséquent de mes règles. Je suis la future dirigeante de ce royaume, donc quand j’exige de vous un rapport, vous me le donnez et vous ne discutez pas !
La fin de sa tirade avait claqué tel un coup de fouet sur les têtes des vieux conseillers. Glassy, absolument stupéfait, contemplait la lionne effarouchée qui lui faisait face. Il chercha du soutien dans le regard de Riya, qui était de loin l’homme à avoir le plus d’influence sur leur princesse, mais celui-ci se contentait d’afficher un visage neutre.
- Hé bien Glassy, auriez-vous perdu votre langue ?
Le ministre se leva d’un bond de sa chaise et pointa du doigt Liam qui avait osé formuler cette question insolente.
- Restez à votre place, roturier ! hurla-t-il. Si vous ne souhaitez pas que votre sang macule ce superbe fauteuil où vous avez posé votre postérieur !
- Versez de son sang et je ne me priverai pas de faire couler le vôtre, Glassy.
Le conseiller se figea. Eliya dardait sur lui un regard implacable. Adieu la fillette bredouillante aux joues rougissantes. Il avait face à lui un adversaire, une reine à tout pour obtenir ce qu’elle souhaitait. N’en déplaise à son plus éminent ministre…
- Ai-je été claire ? claironna-t-elle.
L’intéressé ne put que s’incliner. La princesse se tourna alors vers son maître d’arme qui se contentait d’attendre tranquillement.
- Quant à toi, Liam, ta place n’est pas dans ce conseil. Veille à regagner tes appartements.
Elle se préparait déjà à entamer une joute verbale houleuse avec l’insupportable jeune homme, mais celui-ci se contenta de se lever pour quitter la pièce. Prise au dépourvu, Eliya ouvrit la bouche, mais la referma bien vite de peur de paraître surprise aux yeux de son conseil. Elle ramena l’attention à elle par un toussotement.
- Bien, alors nous allons ouvrir ce conseil par le rapport de Riya concernant ces brigands. Riya, je te laisse la parole.
- Oui, votre Majesté.
***
- Auriez-vous perdu l’esprit ?
La réunion s’était prolongée des heures durant. La nuit étant avancée, le cousin de Liam avait insisté pour raccompagner la princesse jusqu’à sa suite. Une fois qu’ils s’étaient éloignés de toutes oreilles indiscrètes, la colère du chef de la garde avait explosé. Eliya s’y était attendue, mais pas d’une manière aussi violente. Elle contempla sans réellement comprendre la main qui s’était abattue sur le mur à près d’un centimètre de son visage.
- L’influence de mon cousin sur vous est plus que néfaste, siffla Riya. Que vous a-t-il pris ? Souhaitez-vous donc perdre tout le soutien du conseil ?
- Alors j’aurais dû me taire et courber l’échine, c’est cela ? s’emporta à son tour la jeune fille, furieuse. Jouer la gentille petite enfant ? Si Liam ne m’y avait pas poussée, je me serais contentée de jouer le rôle de la pleureuse quand nous aurions dû enterrer les premières victimes de ces brigands ! Il fallait réagir !
- C’est notre rôle, ça, princesse et non le vôtre !
- Et si je n’ai plus envie de jouer ce rôle-là… ?
Riya sursauta. Eliya leva un regard humide sur lui, mais ses iris refusaient de flancher. Le soldat plissa les siens.
- Si tel est le cas, je devrais appliquer la sentence appropriée pour vous remettre dans le droit chemin, princesse.
L’intéressée écarquilla les yeux. Elle écarta violemment Riya de son passage et se mit à courir à travers les couloirs. Elle ouvrit à la volée la porte de ses appartements et la claqua derrière elle avant de s’appuyer contre le battant, la respiration erratique et un air de total affolement sur le visage. Elle demeura un long moment dans cette posture, à fixer le sol. Quand elle eut quelque peu repris contenance, Eliya fit quelques pas et se laissa tomber sur son lit. Elle se releva aussitôt dans un cri de surprise.
- Mais que diable fais-tu dans mon lit !
Liam, qui avait été réveillé par le claquement sonore de la porte, lui adressa un regard de reproche, peu désireux d’entamer les hostilités alors qu’il venait d’ouvrir les yeux.
- Ta réunion est déjà finie ? bâilla-t-il.
- Oui ! Et si ça ne te dérange pas, j’aimerais me coucher !
- Oui, oui, fais comme chez toi, marmonna-t-il en ramenant le drap à lui.
Eliya leva les yeux au ciel. Non, mais qu’on lui dise que c’était un cauchemar ! Elle secoua l’épaule de son maître d’arme pour l’empêcher de regagner le pays des songes.
- Sors de ma chambre, nom d’une goule ! Tu n’as rien à faire là !
Elle sentit brusquement qu’on l’attrapait par la main et, sans réellement comprendre comment, elle se retrouva sur le matelas, clouée sur le lit par Liam qui l’observait en fronçant les sourcils.
- Toi, t’as pleuré, grogna-t-il. C’est encore le chauve au nez épaté ?
- Quoi, Glassy ? Mais non, s’énerva Eliya. File d’ici, bon sang de bois !
- Alors Riya ?
Eliya se figea sous la surprise. Elle ne s’attendait pas à être ainsi démasquée. La jeune fille détourna le regard, mâchoires serrées, tentant de refouler les larmes qui lui montaient aux yeux.
- J’ai vu juste on dirait, murmura Liam d’un ton sombre.
Il poussa un soupir. Il se leva et se dirigea vers la porte. La princesse se redressa, sourcils froncés.
- Si tu essaies de blesser mon chef de la garde, je ne pourrai pas te sauver de la pendaison, cette fois.
- Tch.
Son maître d’arme revint auprès d’elle, l’air franchement contrarié. Eliya haussa un sourcil, amusée par sa moue d’enfant boudeur. En fait, Liam était assez simple à cerner.
- Je ne te savais pas si protecteur, se moqua gentiment la princesse. C’est plutôt mignon. Mais cela ne change rien au fait que je veux que tu sortes d’ici !
Liam sembla considérer la question. Le sourire qui se dessinait sur ses lèvres ne lui disait absolument rien qui vaille !
- Alors tu devras me battre ! décida-t-il brusquement.
- Comment ça ? s’étrangla l’intéressée. Je suis fatigué et je…
- ‘M’en fiche ! Allez, bat-toi !
Il tira deux longs sabres en bois de sous un pouf et en lança un à Eliya. Celle-ci eut un soupir découragé. Depuis quand avait-il dissimulé des armes dans ses appartements… ?
- Tu as toujours ce que tu veux, n’est-ce pas ?
- Exact, princesse !
Il lança le premier assaut que son élève ne contra que maladroitement. Elle sentit le sabre lui échapper des mains et le vit valser dans les airs avant de se fracasser contre une poterie finement peinte.
- Oups… émirent les deux combattants.
Liam se mit à ricaner quand un coup de poing le faucha à la mâchoire. Il se tourna vers Eliya, hébété, qui, elle, se massait les phalanges, visiblement stupéfaite par son propre geste. Sentant le regard de son maître d’arme sur elle, elle tâcha de se donner une contenance.
- Cela fait mal, mais il était temps ! lança-t-elle. Cela faisait tout de même un moment que j’avais envie de te donner un soufflet ! confia-t-elle alors.
- Là c’était un coup de poing, pas une gifle ! C’était cool ! s’enthousiasma Liam, ravi des progrès fulgurants de son élève. T’es capable de survivre à une bagarre de rue ?
- Si tu abîmes mon visage, Riya va t’expulser du palais, tu en as conscience ? sourit Eliya d’un air carnassier, plutôt excitée à l’idée d’aller à l’encontre des règles de son chaperon.
- Ça, c’est le bon état d’esprit !
Oubliant complètement son rôle, sa place et son statut, Eliya se jeta sur Liam pour le frapper. Les deux jeunes gens échangèrent coup de poing sur coup de poing jusqu’à ce que des traces violacées marquent leurs corps. Ils riaient à gorge déployée, un immense sourire aux lèvres. Un coup de pied faucha la princesse à l’estomac et elle s’affaissa, le souffle coupé.
- T’as… t’as gagné, articula-t-elle péniblement. Je n’en… puis… plus.
- Pas mal pour une première fois, princesse ! s’exclama Liam, les poings sur les hanches. T’es assez douée !
- M… Merci… ?
La princesse reprenait lentement son souffle. Elle se redressa péniblement.
- Je crois que je vais avoir un beau bleu, marmonna-t-elle.
- Laisse-moi voir, suggéra Liam. J’ai l’habitude de soigner les contusions de Phil.
- Non, non, ça ira !
Liam resta un moment interdit par l’intensité du refus puis se reprit et se redressa en levant les mains en signe de défaite.
- Très bien, très bien, je ne vais pas te toucher, je ne te croyais pas pudique à ce point !
- Je ne suis pas pudique ! répliqua Eliya, sourcils froncés
La jeune fille planta ses dents dans sa lèvre inférieure. Elle s’était trop laissée aller ! Elle replaça les plis de sa robe d’un air gêné, un doigt replié contre la bouche.
- Je ne peux pas me changer devant un garçon autre que mon fiancé…
- Hé ben, où est passée la sauvage petite princesse ? ricana Liam. Là, j’ai une véritable pimbêche devant moi.
- Pimbêche ? répéta son interlocutrice alors que ses yeux lançaient des éclairs. Je t’en mettrai des pimbêches !
Elle plaqua ses fines mains contre sa bouche, les yeux écarquillés. Liam éclata de rire et la pointa du doigt.
- Voilà, ça c’est une princesse marrante ! L’autre m’a l’air aussi ennuyeuse qu’Amy !
- Cette commère ? s’étrangla Eliya. Te ficherais-tu de moi ?
Encore une fois, c’était sorti tout seul ! Si elle s’écoutait, Eliya se ficherait deux, trois bonnes paires de claques. Elle se contenta de se maudire puis tenta de se calmer. Relevant la tête, elle croisa le grand sourire de Liam.
- Pourquoi tu joues aux mijaurées alors que t’es quelqu’un de bien, princesse ? l’interrogea-t-il d’un ton étonnamment doux.
- Pourquoi ? répéta Eliya en haussant les épaules. Je suppose que c’est parce que j’ai été élevée ainsi.
- Et ça ne t’ennuie pas à mourir de ne pas montrer qui t’es vraiment ?
Eliya le dévisagea avec étonnement. Liam était quelqu’un de surprenant. Il avait un fichu caractère, il se moquait sans cesse de son entourage et n’en faisait qu’à sa tête. Pourtant, il aimait et protégeait ses proches, était intelligent malgré ce qu’en pensait Riya et semblait bien être la seule personne dans ce royaume à se soucier de ce qu’elle ressentait vraiment.
Elle esquissa un petit sourire triste.
- Si, ça me manque et ça me joue des tours, avoua-t-elle, le regard étincelant de fantômes. J’aimerais bien être honnête avec une personne au moins une fois dans ma vie.
- Oh ? Ça veut dire que t’as encore des choses à me cacher ? persifla Liam.
- Liam, on se connaît depuis quoi ? Un mois ?
- Un mois et demi, corrigea le jeune homme.
- Tu n’imagines pas tous les secrets que je peux avoir, lui déclara tranquillement la princesse avec un sourire enjôleur.
- Ah oui ? C’est que ça devient intéressant, dis-moi, princesse !
- Sur ce, dehors ! Je dois me changer et j’ai envie de dormir !
- Oui, oui, ricana Liam. Je cède pour aujourd’hui, mais attends-toi à tout, princesse. Je peux me faufiler discrètement ici quand je veux grâce à notre petite porte secrète.
- Petite p… ? File !
Elle repoussa le jeune homme à l’extérieur et claqua la fameuse porte sur son rire avant de la verrouiller. Eliya poussa un soupir, un léger sourire aux lèvres. Il était parvenu à la détourner de ses sombres pensées, même si ce n’était qu’un court instant…
- Alors ça y est… on est amis ?
Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas été proche de quelqu’un… Huit ans, non ? Peut-être qu’un jour, même, elle pourrait lui confier son secret, peut-être qu’elle pourrait tout lui avouer !
Oui, peut-être, s’il avait n’avait pas été le petit-fils de Sigène… S’il venait à comprendre pourquoi son grand-père avait été exilé, sa famille destituée de ses titres…
S’il savait que tout était de son fait, que tout cela était sa faute… Elle n’avait pas envie, elle ne voulait pas voir le dégoût dans ses yeux ! Elle ne voulait pas le voir se détourner d’elle et marcher au loin. La jeune fille savait qu’elle ne pourrait le supporter.
- Alors je devrais te mentir toute ma vie durant, chuchota-t-elle. Car peut-être est-ce réellement le seul moyen que j’ai pour te garder auprès de moi, Liam…
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