- Quelle bande d’idiots…
Liam referma la porte de la forge derrière lui dans un ricanement. Finalement, ils s’étaient laissés avoir. Comme quoi, l’idée du feu n’était pas si mauvaise. Il vida son sac de cuir sur l’atelier le plus proche. Morceaux de fer et outils se répandirent en une symphonie bruyante. Il jeta un coup d’œil satisfait aux alentours et un soupir de contentement souleva son torse.
- C’est que c’est pas mal, ici !
Lors de sa première visite, il n’avait pas eu le temps de fouiller véritablement la forge royale et n’avait donc pu détailler leur matériel. Il promena ses doigts sur l’enclume. Un peu plus loin se dressait une sorte de table creuse tapissée de charbons ardents. Il s’avança pour examiner les outils rutilants alignés sur plusieurs étagères. Son regard se fit désolé quand il se reporta sur son propre matériel déglingué et rouillé.
Son attention se porta ensuite sur les armes qui encombraient les tables de travail. Il y avait des dizaines de lames qui attendaient d’être réparées ou affutées, mais aussi quelques armes à feu. Sûrement les forgerons royaux cherchaient-ils à s’approprier cette nouvelle technologie en étudiant les œuvres des artisans laviens. Curieux, Liam en prit une en main pour l’examiner. Ces cracheurs de mort étaient fascinants. Le jeune homme cala la crosse contre son épaule et effleura du doigt la gâchette. Intéressant… Mais, à ses yeux, rien ne valait l’élégance d’une langue de métal.
Liam reposa le fusil avant de reprendre son exploration. Ses yeux s’arrêtèrent sur une sorte de hotte et un rire monta dans sa gorge.
- Non ? émit-il. Ils ne vont tout de même pas me faire croire ça… !
Il s’en approcha et l’examina avec ravissement. Une étincelle de joie bondit dans son regard.
- Bon sang, une soufflerie automatique ! Ils ont réussi à développer ce genre de choses ? Le roi ne lésine pas sur les moyens quand il s’agit d’armement ! Je vais pouvoir forger des pièces de bien meilleure qualité avec ça, au lieu de mon vieux soufflet manuel…
Un sourire railleur vint orner ses lèvres.
- Qu’importe le nombre d’armes qu’il crée, de toute manière, le royaume d’Arestos ne pourra jamais dépasser la puissance militaire de l’empire de Lavia. Tu m’étonnes que le roi et Riya soient pressés de marier Eliya.
Penser à la princesse assombrit quelque peu son humeur.
- La sœur jumelle de son fiancé… hein ?
Quelle curieuse ironie ! Liam s’assit un moment sur son tabouret en tentant de se remémorer ce qu’il savait sur cette dernière et fut surpris de ne rien y trouver.
- J’ai aucune information, constata-t-il. C’est étrange tout de même, papi m’en aurait parlé s’il l’avait su… Même s’ils ont véritablement décidé délibérément de la garder cachée pour sa propre sécurité, pourquoi ne pas avoir fait part de son existence à Asrestos, leur allié ? Ou même l’envoyer ici ! Elevée par Asrestos, elle aurait pu être une garantie supplémentaire de bonne entente entre nos deux peuples…
Le bretteur avait beau fouiller dans ses souvenirs, rien ne lui revenait. Agacé, le jeune homme se mit inconsciemment à réciter son savoir à voix haute, comme à chaque fois qu’il avait besoin de retrouver une information précise sur un sujet.
- Hum… Lavia est un grand empire, fondé il y a près de six siècles par l’empereur Guyära, un explorateur venu d’une contrée lointaine.
Il fronça quelques secondes les sourcils. Ensuite, ensuite… Ses dernières leçons remontaient à il y a si longtemps ! Que lui chuchotait son grand-père déjà ?
- À force de conquêtes et de dirigeants plutôt malins, il est parvenu à s’étendre de plus en plus tout en étant extrêmement solide, récita-t-il, yeux clos. Le nouvel empereur se nomme Dévrol, sa femme, Mina, une noble qui a su séduire l’empereur grâce à son talent pour la récolte d’informations. Leur fils, quant à lui, se nomme Calbe. L’union entre le royaume d’Arestos du roi Tobias et l’empire lui permettrait de mettre la main sur les terres d’Asrestos, considérées comme incroyablement fertiles. C’est essentiellement pour cette raison que l’alliance a été conclue, même… Mais concernant cette sœur jumelle, c’est…
- Pour un simple roturier, tu en sais des choses.
Liam tourna lentement la tête vers le personnage qui venait de parler. Tiens, quelqu’un était resté ici ? Il arqua les sourcils devant l’étrange accoutrement du personnage à quelques pas de lui. Il s’agissait d’un homme sans âge, vêtu d’un ample et élégant habit blanc d’une simplicité presque navrante. Son visage était entièrement poudré, à l’exception de la bouche teintée d’un rouge vif. Ses sourcils étaient tracés au crayon noir au-dessus de ses yeux pétillants de malice. Ah… Sigène lui avait souvent parlé de lui.
- Un clown blanc, analysa lentement Liam. Vous devez être Allen Grafdi, non ?
- J’ai même une place dans tes connaissances ? s’amusa l’étrange personnage de sa voix douce.
Liam, comme à chaque fois qu’il était décontenancé, opta pour l’attitude offensive.
- C’est plutôt rare les personnes qui s’habillent avec un tel manque de goût, attaqua-t-il. Pourquoi êtes-vous dans cette forge ? Vous n’êtes pas censé accompagner le roi partout où il va et lui souffler à l’oreille des messages plein de sagesses ?
- Me considérerais-tu comme une personne sage ? se réjouit Allen de sa voix douce et tranquille.
- Tu ne sais que poser des questions ?
- Non, ma première phrase n’en était pas une, souligna son interlocuteur.
- Tss, t’es pénible.
- Tu n’as pas répondu à mes questions.
- Ni toi aux miennes ! répliqua Liam.
- Je suis dans cette forge parce qu’il y fait chaud et que je suis quelqu’un de frileux. Quant au voyage, le roi a choisi de l’entreprendre seul cette fois-ci.
Sa voix était pleine de douceur, elle coulait comme de la soie liquide. Liam connaissait ce Grafdi et ses étranges manières. Son grand-père avait autrefois beaucoup d’estime pour cet homme qu’il décrivait comme un musicien de talent et un grand ami. Le bretteur le vit s’asseoir dans un bruissement discret de tissus et lui sourire. Tant de légèreté se dégageait de ses gestes… Il était comme un être suspendu dans son propre monde.
- Qui t’a donc immergé dans cet univers de connaissance, petit ? l’encouragea-t-il gentiment.
- Pourquoi je répondrai aux questions du bouffon du roi ? grogna ledit petit.
- N’étais-je pas une personne sage, il y a un instant ?
- Ça, c’est toi qui interprètes, je n’ai jamais dit ça.
- Je vois.
Allen ferma les yeux, toujours le sourire aux lèvres, et se mit à fredonner doucement. Liam l’observa un moment à la dérobée. Il s’approcha discrètement.
- Dis…
- Oui, petit ?
- C’est vrai que tu joues du piano mieux que personne ?
Un rire doux comme des billes du verre le plus fin. Le sourire du clown blanc venait de s’élargir.
- C’est ce que les châtelains se plaisaient à dire, confirma-t-il. Mais, hélas ! je ne puis plus jouer.
Il remonta sa manche sur le moignon de sa main gauche. Liam demeura un long moment silencieux, le souffle suspendu. Tous les doigts semblaient avoir été tranchés… Un couteau ? Sans même s’en rendre compte, il effleura le moignon.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ? finit-il par demander.
Allen fit prestement disparaître sa main dans sa manche sans se départir de son sourire.
- J’ai soufflé à l’oreille du roi un message qui n’aurait jamais dû quitter mon esprit, confia-t-il. Pour me punir, on m’a arraché la seule chose qui comptait. De pianiste, je suis tombé à bouffon. Du musicien j’ai quitté le costume pour celui du clown blanc qui poursuit l’auguste.
- L’auguste, c’est pas ce gros clown tout bariolé qui fait n’importe quoi pour amuser la galerie ?
- L’auguste est quelqu’un de vif et de particulièrement malin, petit. L’auguste que je poursuis est nu comme un ver, discret et pourtant toujours présent. On détourne le regard à son approche, mais, moi, j’ai bien envie de l’attraper.
D’accord, c’était définitif ! Ce type était complètement perché !
- Tu poursuis un drôle d’oiseau, ne put s’empêcher de faire remarquer le bretteur d’un ton moqueur.
- Si la Vérité est un oiseau, alors je vais aller à la volière du palais. Merci pour cette piste, petit.
Allen se leva en tourbillonnant doucement et élégamment. C’est alors que la porte s’ouvrit sur des serviteurs, chargés de seaux d’eau, le regard alerte. Ils se statufièrent sur le seuil des forges, surpris de ne trouver nul feu à éteindre.
- Mais, balbutia l’un d’entre eux, on nous a dit…
- Mes amis, vous me semblez bien désappointés ! s’exclama Allen en s’avançant vers eux, bras légèrement écartés. Pourquoi tant de surprise ?
- M… Messire Gafdi, balbutia une servante. On… Nous…
- Voyons, ma chère, ne tremblez point. Son Altesse souhaite que nous laissions les forges pour les prochaines heures à son cher maître d’arme. Ne le dérangeons pas plus longtemps, voulez-vous ?
Il salua lentement son public médusé puis sortit de la forge à pas feutrés. Les serviteurs échangèrent des regards éberlués, mais, lentement, refluèrent. Si bien que le bretteur se retrouva bientôt totalement seul. Liam secoua la tête, blasé. Il n’avait pas tout à fait compris ce qu’il venait de se produire, mais les faits étaient là : il pouvait enfin travailler tranquillement. Il reporta alors son attention sur la soufflerie et son regard s’illumina.
- Et si on en venait au plus intéressant ?
***
La nuit était déjà tombée quand Liam quitta la forge. Il avait replacé ses outils dans son sac et coincé sous son aisselle les plans de la nouvelle épée qu’il avait en tête. Il songea un moment à Allen. Ce clown blanc l’avait plus qu’intrigué avec sa voix douce et triste. Quelle vérité recherchait-il ? Et quel message, soufflé à l’oreille du roi, lui avait donc coûté ses doigts ? Si Amy avait été là, elle ne se serait même pas intéressée au personnage, le classifiant comme une personne à l’esprit complètement illuminé. Et elle n’aurait certainement pas tort. Pourtant, Allen intriguait Liam. Sûrement parce qu’il avait du mal à comprendre comment son grand-père avait pu être ami avec lui…
Le garçon grogna. Il passa aux cuisines piquer plusieurs desserts et en ressortit bien vite avant que les commis ne l’aperçoivent.
Il vivait au palais depuis plus d’un mois, mais ne l’avait guère visité. Ça ne l’intéressait pas, de toute manière, il ne tenait pas spécialement à retourner dans les pièces où il avait joué autrefois étant enfant. Mais, si ce palais n’attisait pas sa curiosité, c’était surtout qu’il en connaissait déjà les plans. Pour lui, c’était presque comme s’il y avait toujours vécu. Le fait qu’Allen soit au courant de ces connaissances ne le dérangeait pas, mais il préférerait éviter d’ébruiter quoique ce soit.
Après tout, même ses parents n’étaient pas au courant des cours que lui avait donnés son grand-père.
***
Il se pencha sur Eliya, un sourire gourmand aux lèvres. Celle-ci se recula contre les oreillers, les yeux écarquillés. Que lui voulait-il, encore ?
- Pâtisseries ? lui proposa brusquement le jeune homme.
- Liam, tu as encore volé en cuis… !
Profitant de ses protestations, le garçon lui enfonça un éclair au café dans la bouche. La jeune fille s’étrangla et faillit tout recracher. Elle donna une tape sur la main de son maître d’arme pour qu’il la retire puis mangea la viennoiserie à petites bouchées. Liam, lui, dévora tout ce qu’il avait.
- Ça fait du bien ! émit-il quand il eut englouti une religieuse et un beignet. J’ai rien mangé depuis ce matin !
- Qu’es-tu donc fait de ta journée ? s’étonna Eliya. Les forges étaient prises et… Oh ! émit-elle en voyant le sourire carnassier du bretteur. Je vois… Liam, tu sais bien que tu ne peux pas f…
- Oui, oui, bien sûr, je suis un vilain garçon… En garde !
Eliya roula sur le côté alors que Liam se jetait sur elle, son scramasaxe à la main. Il éventra le matelas, faisant de nouveau gicler des plumes. Cependant, la princesse ne s’en souciait pas le moins du monde. Elle avait empoigné le couteau à son tour et passait à l’attaque. Puisqu’il tenait tant à se battre, elle allait répondre à ses attentes !
Les armes des deux jeunes gens pénétrèrent les cousins, déchirèrent les rideaux, fendirent même un guéridon ! En un rien de temps, la suite princière fut un véritable champ de bataille. Les scramasaxes avaient volé quelque part, perdus parmi les décombres, mais la bagarre se poursuivait à mains nues. Eliya ne savait pas pourquoi elle s’adonnait à une telle lutte, pourquoi elle mouvait ses poings. Tout ce qu’elle voulait, c’était extérioriser toute la terreur qui, depuis ce matin, la rongeait comme de l’acide.
Un léger coup fut soudain donné à la porte et une petite servante en robe rouge entra dans la chambre.
- Princesse Eliya ! Je suis venue vous chercher pour le dîn… Princesse !
L’intéressée avait plongé ses doigts dans la bouche de Liam et tirait chaque côté de ses joues comme si elle voulait allonger son visage. Le roturier faisait de même en ricanant. Ils se figèrent tous deux à la vue de la petite servante, visiblement choquée de voir la princesse dans une telle posture. Puis son regard vola dans la pièce et elle poussa un autre cri étranglé. Les deux jeunes gens retirèrent leurs doigts de la bouche de l’autre et éclatèrent de rire comme deux mômes ravis du tour qu’ils venaient de jouer.
Comments (0)
See all