- Princesse ! tempêtait la servante. Votre suite ! Enfin, où allez-vous dormir ce soir ?! Vous avez tout saccagé !
Les deux combattants cessèrent immédiatement de rire et ils échangèrent un regard déconcerté. Une grimace apparut sur le visage d’Eliya. Prise au jeu, elle s’était laissée emporter par Liam. Et elle n’avait pas du tout, mais du tout songé aux conséquences…
***
- Je dépose ici votre pichet d’eau, princesse.
- Merci, Adélaïde.
- Passez une bonne nuit.
La petite servante s’inclina avec un sourire avant de quitter rapidement la pièce pour permettre à la jeune fille de se reposer. Cette dernière poussa un soupir avant de se laisser tomber sur son lit. Faute de pouvoir rester dans sa chambre saccagée, elle avait dû migrer dans une autre aile du palais. La princesse songea un court instant avec tristesse à la journée qui venait de s’écouler ; une journée qui s’était égrainée seconde après seconde. Et alors que le temps se consumait entre ses doigts dans un flux rendu lent et maladroit par ses pensées, sa cervelle était rongée par une seule et unique pensée.
- Tu tires une de ses têtes, princesse.
Eliya ne put retenir un cri de surprise quand elle aperçut soudain auprès d’elle le visage de Liam.
- Par où es-tu entré ? s’exclama-t-elle.
- Par la porte, évidemment, répondit le jeune homme en haussant un sourcil.
Eliya voulut répliquer, mais elle ne trouva rien à répondre. Fatiguée rien qu’à l’idée de se lancer dans une conversation avec son maître d’arme, la jeune fille tenta de le chasser d’un geste de la main. En guise de réponse, Liam jeta un coussin sur le lit pour qu’il lui serve d’oreiller.
- Mais que fais-tu ? s’emporta Eliya.
- Je te tiens compagnie, pardi. Sois-en reconnaissante.
- Pardon ?
- J’ai vraiment besoin de répéter ou tu es assez grande pour faire le cheminement toute seule ?
- Je n’ai pas besoin de ta compagnie ! protesta l’héritière du trône. Sors d’ici !
- Bon, alors, pour faire plaisir à ton ego, on dira que c’est toi qui me tiens compagnie.
- Liam !
L’intéressé bâilla alors qu’il se glissait sous les couvertures, un air de chat paresseux sur le visage. Eliya respira profondément pour tenter de garder son calme.
- Allez, viens te coucher, lui enjoignit le jeune homme.
- Je ne vais pas dormir avec toi, sois raisonnable deux petites minutes ! Retourne dans tes appartements avant que je ne t’y fasse expédier manu militari !
- …
- Sors de cette chambre, Liam, répéta-t-elle d’un ton qui se voulait le plus ferme possible.
- T’as pleuré toute la journée, hein.
La jeune fille voulut répliquer, mais ses mots moururent dans sa gorge quand elle sentit les doigts de son ami courir sur ses joues. Celui-ci haussa un sourcil à la vue des vives couleurs qui envahirent le visage de la princesse.
- C… C’est inconvenant, balbutia Eliya en s’éloignant rapidement de la main calleuse.
- Tu devrais apprendre à te laisser aller, princesse, conseilla Liam dans un soupir, un sourire moqueur gravé au coin des lèvres.
Eliya n’avait définitivement pas la force nécessaire pour l’affronter ce soir. Alors qu’elle s’apprêtait à quitter la chambre, elle sentit des doigts s’enrouler autour de son poignet pour la retenir.
- Qu’est-ce qui te dérange exactement dans la venue de ton fiancé ? C’était prévu depuis longtemps, je suppose, non ?
Eliya serra les dents à s’en faire mal aux mâchoires. Elle essaya de nouveau de se dégager, mais son maître d’arme resserra la prise qu’il avait sur son bras.
- T’es une princesse bien problématique, toi, grinça-t-il. Si tu as vraiment envie de te dégager, vas-y.
Eliya crispa ses poings, enfonçant les ongles dans la chair tendre de ses paumes. Elle jeta un regard noir à son maître d’arme avant de s’extraire de sa poigne d’un violent mouvement de bras. Liam, toujours assis sur le lit, l’observait d’un air méthodique, comme un marchand qui tenterait d’évaluer une bête dans une foire. La princesse ramena son bras à elle et releva son menton, comme pour le défier. Un sourire moqueur vint jouer sur les lèvres du garçon.
- Je préfère la princesse combative, personnellement. Mais la pleurnicharde a quelque chose à me dire, peut-être ?
- Rien du tout. Je veux juste que tu t’en ailles.
- Si je te laisse, tu vas pleurer encore, n’est-ce pas ?
- Je ne pleurerai pas.
Liam émit un « hum » pensif. Son regard dévia vers les mains de son élève dont les paumes étaient recouvertes de cloques encore fraîches.
- D’accord, puisque tu ne veux rien me raconter, laisse-moi dire ce qui ne va pas.
Eliya croisa les bras sur sa poitrine en toute réponse, expectative, dubitative.
- Une jumelle disparue, ce n’est pas tous les jours qu’on voit ça, n’est-ce pas ? Que ton fiancé vienne seul, tu y es préparée depuis longtemps. La seule inconnue à l’équation jusque-là, c’était cette fille. Et vu que ton propre jumeau a également disparu, ça te rappelle ta situation. Et c’est ça qui fait mal à ton petit cœur, hein ? conclut-il en désignant sa poitrine du doigt.
Eliya avait laissé ses bras pendre de chaque côté de son corps, vaincue. Envahie par une soudaine lassitude, elle se laissa tomber sur le lit.
- Tu n’avais pas besoin de le dire ainsi, murmura-t-elle d’une voix étranglée.
- Tu m’as engagé pour mon franc parler, non ? Tu t’attendais à quoi ?
Eliya secoua la tête. Sans même s’en rendre compte, son corps bascula sur le côté et elle se recroquevilla sur les draps, les yeux perdus dans le vide. Alors que des larmes menaçaient de les noyer, la jeune fille sentit une large paume se déposer sur eux.
- T’as dit que tu ne pleurerais pas, idiote.
- Je ne pleure pas, murmura la princesse d’une voix étranglée. Juste une poussière dans l’œil…
- Pleure…
Eliya sentit soudain les perles d’eau salées rouler, rouler et tracer dans ses joues des sillons brûlants. Elle ramena ses mains devant son visage et appuya les paumes de son maître d’arme contre ses yeux, comme si ce geste pouvait endiguer ses larmes. Pourtant, elles parvenaient à s’infiltrer entre leurs doigts. La princesse sursauta en sentant une paire de bras la ramener contre une large poitrine.
- Li… am ?
Son maître d’arme ne lui répondit pas, caressant d’une main distraite les mèches noires et lisses d’Eliya.
- Essaie de dormir, maintenant…
La jeune fille répondit par un murmure étranglé alors qu’elle dissimulait son visage dans la chemise de son ami. Ce dernier demeura un long moment à l’observer sans un mot. Ses doigts continuaient à jouer dans l’épaisse chevelure d’ébène. Au bout de longues minutes, les sanglots se turent pour laisser place à la respiration paisible de la jeune fille.
- Il semblerait que tu te sois enfin endormie…
Un petit sourire vint relever le coin de ses lèvres.
- Ce serait mentir de dire que je ne suis pas curieux de voir ce que signifie cette soudaine apparition. Une sœur retrouvée, hein ? Vous m’en direz tant…
Liam rejeta la tête en arrière, yeux plissés. Il lui semblait qu’une silhouette fantomatique était assise près d’eux, sur le matelas, un sourire triste sur les lèvres. Le bretteur lui adressa une pauvre grimace.
- Je prends soin de ta sœur, Ezra, ne t’en fais pas. Tant qu’elle portera ce fardeau idiot, je serai là pour garder ce masque devant son visage, mais faudra bien qu’elle lâche un peu prise à un moment ou un autre… ou elle sombrera définitivement.
Une expression troublée vint hanter les yeux du bretteur. Ses doigts se perdirent dans les cheveux de la jeune fille avant de s’égarer sur ses joues. Il savait parfaitement qu’il ne pourrait pas toujours être à ses côtés. Eliya allait épouser un inconnu et vivre auprès de lui, lui donner des enfants, régner… Et lui, que pourrait-il faire ? Il ne pourrait être là, assis auprès d’elle, à essuyer les larmes qui perlent de ses yeux, à la bousculer pour qu’elle passe outre tout le reste.
A un moment donné, il lui faudra bien admettre que ce n’est pas sa place. Mais, tant qu’il le pouvait, tant que c’était encore possible, il allait demeurer là. Ses bras enferrèrent la jeune fille dans une étroite étreinte. Liam se laissa aller en arrière, serrant toujours le corps de la princesse contre le sien.
− Tu vas terriblement me manquer…
***
- Mort, mort, mort, mort…
- Majesté…
Les brumes se lèvent, comme un rideau blanc qu’un rêveur perdu écarte pour contempler une scène qu’il n’est pas censé voir. L’enfant est là, habillé d’une de ses plus belles robes. On l’a coiffé, maquillé, parfumé, épilé. C’est une poupée, un pantin plus qu’un être humain. Mais Tobias s’en fiche. Il est recroquevillé sur son trône, les ongles dans la bouche, se mordant les doigts, les yeux écarquillés.
- Mort, mort, mort, mort… Espèce de salopard ! Pourquoi mas-tu trahi de la sorte ?! Sigène ! Sigène !
Le regard navré de cet homme vénérable. Il passa une main dans les cheveux de la princesse, ému.
- Désolé, j’aurais aimé faire tellement plus pour toi…
- Mort, mort…
Le clown blanc aux habits vaporeux, une merveilleuse mélodie. Le son d’un piano… une divine mélodie qui résonnait sans fin dans sa tête. C’était vraiment agréable… On pouvait même distinguer un élégant piano blanc perdu dans une infinité d’ombres. Son pianiste avait les yeux clos. Ses belles mains couraient sur les touches, comme agitées d’une vie propre. Et le musicien souriait.
La petite princesse tremble dans ses vêtements trempés. Elle tente vainement de se réchauffer en frottant ses bras de ses mains, mais comment rallumer le brasier de la vie dans un corps dans lequel il ne demeure plus qu’une moitié d’âme ?
- Mort, mort…
- Papa, tu me fais peur ! Arrête ! S’il te plaît !
Une bouche peinte contre une oreille sourde. Les chuchotis viennent perturber la mélodie.
- Roi aux sombres desseins, l’avenir envisagé ici n’est qu’incertain. Vous qui ne cessez de tromper votre entourage, annulez donc ce mariage. Pour que votre enfant puisse vivre sans appréhensions, il a besoin de cette concession. Votre pièce de théâtre est vouée à l’échec, il vous faut l’admettre.
Le son devenait de plus en plus sourd, de plus en plus sifflant. La mélodie se transforma en vacarme, comme si on frottait deux morceaux de métal l’un contre l’autre. Le piano était désaccordé, les doigts du pianiste tombaient dans une pluie de sang et lui-même s’affaissait, comme si son corps était soudainement tombé à l’état de poussière. Et le chuchotement se poursuivait, lente litanie de plus en plus pressée et désagréable :
- Mort, mort, mort, mort, mort, mort, mort…
Le fantôme noyé secoua tristement la tête. Puis il remarque la présence de la menteuse en belle robe. Une enfant qu’on a obligé à grandir d’une bien drôle manière. Le mort s’en amuse, il sourit, mais c’est une plaie blanche déchirée dans une peau gonflée. Puis, de son pas raide, il s’éloigne, chantonnant cette insupportable comptine enfantine…
Je suis un épouvantail qui marche, qui marche
Je suis un épouvantail d’épines et de paille
Mes pieds s’écorchent sur les tessons de verre
Mais seule la paille tombe, je n’ai pas de sang
- Le pays est mort !
***
Eliya rouvrit brusquement les yeux. Ahanante, elle demeura un moment allongée sur le dos, les yeux rivés sur le plafond. Encore… ce cauchemar… La princesse attendit un moment que les battements de son cœur se calment avant de décider de se redresser. C’est alors qu’elle s’aperçut qu’elle avait un poids lourd qui reposait au travers de sa taille. Ses yeux tombèrent sur le visage endormi de Liam. Parfaitement réveillée désormais, Eliya se dégagea brutalement de l’emprise du bras de son inopportun compagnon et s’éloigna rapidement. Mais, empêtrée dans les draps, elle perdit l’équilibre et tomba du lit dans un cri de surprise. Alors qu’elle frottait son crâne douloureux en pestant à voix basse, elle entendit soudain son ami se mettre à vociférer :
- C’est quoi tout ce raffut dès le matin ! J’te jure, on ne peut même pas dormir tranquille !
Eliya se redressa, les cheveux en bataille, et plutôt de mauvaise humeur.
- Bonjour à toi aussi, grogna-t-elle.
- Nom d’une goule, y’est quelle heure ?
Liam sauta du lit et s’empressa d’enfiler ses vêtements de roturier. Sous le regard étonné de la princesse, il bataillait en jurant avec sa tunique.
- Mais que fais-tu ? finit-elle par l’interroger. Pourquoi ne mets-tu pas les habits que les servantes t’ont préparés ?
- Vais voir les champs ! Faut bien que j’aide mes parents ! Deux bras en moins, c’est pas rien !
- Mais…
- Quoi encore, princesse ? soupira Liam avec agacement.
- Puis-je venir avec toi ?
Le sourire de loup de Liam vint s’inscrire sur son visage. Il s’avança rapidement et lui saisit la main pour l’attirer à lui.
- Une nuit avec moi et je deviens indispensable ? railla-t-il.
- Ne… Ne raconte pas de telles inepties ! protesta Eliya.
- Tu rougis comme pas permis, prin-cesse…
Il lui susurra son titre au creux de l’oreille en détachant les syllabes. La jeune fille maudit le feu qui se propageait sur ses joues. Elle voulut se dégager, mais Liam la relâcha avant en ricanant.
- C’est vraiment amusant de t’embêter, tu tombes toujours dans le panneau !
- Cesse de m’importuner ! répliqua la princesse pour se donner contenance. Je… Je vais me changer ! Attends-moi là !
Liam émit un autre ricanement, mais se plia à l’ordre. Eliya se permit un sourire dès qu’il eut refermé la porte derrière lui. Quel garçon insupportable… Néanmoins, quitter le château, même ne serait-ce que pour quelques heures, était une bonne idée. Cela lui permettrait d’échapper à l’ambiance frémissante du palais et de ses pensées, par la même occasion.
La jeune fille referma le poing au niveau de sa poitrine, froissant le tissu fluide de sa chemise de nuit. Elle avait dormi avec Liam… Une étrange sensation. Elle ne pensait pas avoir partagé son lit avec quelqu’un, si ce n’était son frère quand ils étaient encore dans l’âge tendre. Elle aurait du s’en inquiéter. Elle avait dormi d’un sommeil d’une lourdeur peu commune. Pendant les heures les plus sombres de la nuit, son secret le mieux gardé avait été à portée de main du bretteur. Pourtant…
- Comme si c’était son genre…
Elle sourit, étrangement confiante, elle à qui on n’avait qu’enseigné la méfiance depuis la mort tragique de son frère. Mais il s’agissait de Liam, le garçon qui avait vu le premier qu’il existait encore un être humain derrière la poupée et qui l’avait animé d’un souffle en lui souriant d’un air moqueur et en lui remettant une arme entre les mains. Dommage que le tranchant ne soit pas assez affuté pour permettre de briser les liens qui la liaient à ses marionnettistes…
La princesse secoua la tête, amusée. Quelle pensée bien bizarre venait donc de la traverser.
Comme si elle voulait briser les chaînes, elle qui les avait volontairement nouées autour de ses chevilles graciles. La jeune fille se débarrassa de son vêtement dans un mouvement ample. Allons… Ne faisons pas trop attendre l’irascible maître d’arme.
Comments (0)
See all