Malgré l’approche du mariage, les deux amis n’eurent aucun mal à se glisser hors du palais avec le concours de la petite servante Adélaïde. Cette dernière avait d’abord fermement refusé de participer à leur plan d’évasion, mais les yeux de biche de la princesse avaient eu raison de sa volonté. Comment aurait-elle pu s’opposer à sa maîtresse ?
- C’est ça qu’ils appellent une garde renforcée ? soupira Liam, déçu d’avoir rencontré si peu de difficulté lors de leur évasion.
- Tout le monde est occupé, tenta de nuancer la jeune fille.
- Je ne vois pas pourquoi ils s’agitent autant les puces. Tu crois franchement qu’un gars de dix-huit ans en a quelque chose à faire que de nouvelles tentures aient été accrochées dans la salle du trône ou que l’argenterie vient de se faire reluire ?
- Si toi tu l’as remarqué, alors ça devrait lui sauter aux yeux.
Liam haussa un sourcil. Tiens donc, serait-ce une tentative de sarcasme ? Intéressant. Il avait pensé trouver une princesse brisée hier, mais il semblerait que ses jolis ongles manucurés étaient lentement, mais sûrement, en train de muter en griffes. Le jeune homme se tourna vers son amie, un sourire moqueur au coin de la bouche.
- Si t’as envie de te mettre quelque chose dans le bide ce midi, t’as intérêt à bosser, princesse. Dans ma famille, on ne nourrit pas les feignants.
- Travailler aux champs ? Mais, je ne sais pas du tout comment faire ! balbutia l’intéressée.
- T’apprendras vite, j’suis bon professeur selon une certaine greluche.
- Gre… Hé, c’est de moi qu’il s’agit, je suis sûre !
- Qui sait… Allez, ne traîne pas !
Sans l’attendre plus longtemps, Liam se mit à courir. Eliya cligna des yeux, surprise. Mais, pourquoi ressentait-il soudainement le besoin d’accélérer ? Elle songea tout d’abord à protester avec véhémence, mais préféra économiser son souffle et emboîter le pas de son ami.
Dans le petit matin, alors que les nuages se paraient encore des nuances pastel, deux silhouettes noires parcouraient les rues encore ensommeillées de la capitale. Les commerçants commençaient à installer leurs échoppes, les volets s’ouvraient et les veilleurs étouffaient les flammes dans les réverbères. Eliya ne perdait rien du spectacle de l’aube sur la terre. Pour la première fois, elle découvrait le quotidien des sujets qu’elle devrait un jour gouverner. Bien sûr, elle avait déjà vu quelques pans de leur vie lors de ses escapades sur la tombe de son frère, mais, trop engoncée dans sa douleur, elle ne leur avait jamais accordé réellement attention.
Alors qu’aujourd’hui…
Les deux jeunes gens passèrent inaperçus quand ils dépassèrent les imposantes portes de la ville, dissimulés parmi les gens qui cherchaient à rentrer. Très vite, ils se détachèrent de la foule pour emprunter des chemins qui s’enfonçaient dans la nature. Les routes pavées laissèrent place aux voies boueuses et ces voies elles-mêmes finirent par s’évanouir, ne laissant devant eux que la forêt. Eliya, de peur de perdre son ami de vue, ne s’autorisait aucune pause et dut forcer sur ses jambes fatiguées pour continuer. Lorsque le jeune homme sortait de son champ de vision, elle accélérait encore pour espérer parvenir à sa hauteur. Sa tête se vidait peu à peu. Il n’existait plus rien, si ce n’était le mouvement de ses muscles et la sensation du sol sous ses pieds. La forêt était grandiose dans le soleil matinal. L’haleine du printemps timide tiédissait de jour en jour pour chasser les derniers signes de l’hiver. Qu’il était beau, ce royaume…
Liam, de son côté, ne jeta même pas un coup d’œil par-dessus son épaule. Si la princesse se perdait, tant pis ! Elle saurait très bien retrouver le chemin vers son palais. Avec son entraînement, elle ne devrait normalement n’avoir aucun mal à suivre sa cadence. Et rien de tel que l’exercice physique pour dépoussiérer son cerveau de toutes les pensées qui le rongeaient.
Le bretteur sauta par-dessus d’une souche d’arbre pourrie et atterrit près d’un ruisseau. Il était tout gonflé, gorgé par les dernières pluies. Le jeune homme s’agenouilla et plongea sa tête toute entière à l’intérieur pour boire goulûment. Puis il se redressa, il examina les alentours. Dans sa course, il n’avait pas réellement fait attention à son environnement, mais, fort heureusement, il savait où il se trouvait.
- Ce sera aussi simple de passer par là, estima-t-il. Rejoindre le pont me prendrait près d’une demi-heure…
Il pénétra dans le lit du ruisseau dont le niveau lui arrivait jusqu’au genoux. Il lâcha une injure quand le froid le saisit jusqu’aux os, mais poursuivit son chemin. Un cri étranglé lui parvint soudain et il se retourna, étonné. Il trouva alors Eliya sur la rive, les yeux écarquillés, pâle comme un fantôme.
- Ah, te voilà, princesse ! Pas trop tôt, j’ai failli attendre. Alors, tu te bouges, oui ?
A peine le jeune homme eut-il posé sa question qu’il fronça les sourcils. Quelque chose n’allait pas… Il vit la jeune fille reculer, le corps agité d’infects frissons.
- Il… Il y a un pont quel… quelque part ? bafouilla-t-elle.
- Qu’est-ce que tu racontes ? L’eau n’est pas si haute, on peut très bien passer par là. C’est froid, d’accord, mais c’est supportable.
Mais la panique était bien visible sur le visage de la princesse. Elle observait l’eau avec une défiance maladive, comme si elle s’attendait à ce que le liquide lui saute soudain à la gorge pour l’entraîner vers des profondeurs insondables. Liam poussa un soupir, mais il était décidé à ne pas faire demi-tour.
- Tu vas me faire attendre encore longtemps ? finit-il par demander avec agacement. Grouille.
- Je… bredouilla Eliya d’une petite voix. Je… je ne… sais pas… nager…
- Si ce n’est que ça, je ne te demande pas de nager, juste de marcher. Tu vois bien qu’on a pieds ici.
- Mais…
- T’as rien à craindre, princesse.
Eliya reporta son attention sur le liquide transparent alors qu’une terreur profonde, primale, lui nouait les entrailles et grippait les rouages de son cerveau. Elle baissa la tête, honteuse, la gorge opprimée, quand elle vit deux pieds pénétrer son champ de vision. Liam, excédé, avait fini par céder et remonter sur la rive.
- Allez, on va traverser à deux, trancha-t-il. Pas de discussion.
- Non… Non…
- Si tu as si peur, regarde-moi dans les yeux.
Il lui saisit les mains avec une douceur inattendue, puis se mit à reculer vers le ruisseau. Eliya sentit une bouffée de panique monter dans sa poitrine et raffermit sa prise sur les mains du bretteur. Liam lui sourit, attendri malgré lui par la peur qu’il lisait dans le regard de son élève. Qu’elle était fragile, sa tendre tigresse au visage de porcelaine…
- Ne regarde que mes yeux, répéta-t-il d’une voix caressante pour la calmer.
Eliya déglutit puis obtempéra. Elle plongea son regard dans celui de Liam et fut étonnée par l’intensité qu’il dégageait. Sa couleur était vive, sans être agressive, et lumineuse. Apaisante. Un bleu magnifique… La rumeur donnait pourtant à Liam et à son grand-père les yeux d’un démon… Les gens n’avaient jamais observé en détail ces yeux-ci. Ils étaient tellement beaux. Elle avait l’impression, néanmoins, qu’il ne s’agissait pas de fenêtres sur l’âme du jeune homme, mais bel et bien de portes infranchissables. Elle aurait aimé se changer en grain de lumière pour pouvoir s’infiltrer dans le puits de ses pupilles et enfin parvenir à déchiffrer les rouages cliquetant de sa cervelle.
- Comment tu te sens ? l’interrogea Liam.
- Co… Comment ?
La princesse baissa les yeux et constata qu’elle était entourée d’eau. Ses yeux se dilatèrent et elle tourna vivement la tête de droite à gauche. La détresse qui marquait ses traits troubla le jeune homme. Eliya ne parvenait pas à distinguer la rive ? Elle était juste à six pas de leur position ! Désorientée, la princesse commença à se débattre. Des images oubliées refirent surface et ses membres commencèrent à trembler violemment. Elle ne voyait plus rien, excepté cette eau qui voulait s’infiltrer en elle. Elle sentit soudain deux bras la soulever et hurla tout en se débattant violemment. Non… Non ! Non, pas ça ! Elle ne voulait pas…
Elle ne voulait pas finir noyée, elle aussi !
La voix de Liam claqua, autoritaire :
- Calme-toi, crétine ! Regarde-moi, sang noir !
Eliya se raidit puis cessa de remuer. Elle reprenait difficilement son souffle, recroquevillée entre les bras de Liam, les mains fermement agrippées à ses épaules. Ses ongles se plantèrent dans la peau du bretteur à travers l’épaisseur de sa tunique. Ce dernier jura, raffermit sa prise sur le corps de son amie et traversa rapidement le ruisseau. Une fois revenu sur la terre ferme, il laissa tomber la jeune fille sur une souche sans délicatesse aucune. Encore tremblante, Eliya n’osait même pas regarder son maître d’arme en face. Le bretteur, déconcerté, passa une main sur sa nuque, geste automatique chez lui, acquis auprès de son père.
- C’est une sacrée phobie que t’as là, grogna-t-il finalement.
- Oui… parvint à souffler doucement la jeune fille.
- Je pourrais t’aider, si tu veux, à…
- Non !
Son élève semblait de nouveau paniquée. Elle déglutit et prit finalement sa tête entre ses mains. Elle refusait la pitié du jeune homme. Pas lui… Il n’avait pas le droit de ressentir de la compassion à son égard. Elle était son élève, son amie. A ses yeux, tout ce qu’elle souhaitait, c’était être une égale, pas une pauvre petite chose fragile prête à se briser lorsqu’on l’effleure. Hors de question…
- Non, répéta-t-elle d’un ton étranglé. S’il te plaît… Je me débrouillerai.
- Ah bon ? railla Liam. C’est vrai que tu t’es vachement bien débrouillée aujourd’hui, princesse.
Elle se tendit sous la morsure de la moquerie. Liam reporta son attention sur le ruisseau. Il se doutait bien du déclencheur de la panique de la princesse. Comment aurait-il pu en être autrement, après tout… ? Malgré lui, la question s’envola de ses lèvres :
- C’est parce que Ezra s’est noyé que t’as peur de l’eau comme ça ?
Eliya sursauta. Elle adressa un regard perdu à son ami avant de baisser de nouveau son visage vers le sol. Liam comprit qu’essayer de l’interroger serait inutile. Ce ne serait pas aujourd’hui qu’il en apprendrait plus sur la mort de son ami, alors… Il grogna avant de retirer sa tunique pour l’essorer. Pourvu qu’il ne chope pas la crève… Sentant le regard de la jeune fille sur lui, il se tourna vers elle.
- Allez, debout maintenant. Je te rappelle qu’il y a du boulot qui nous attend, princesse.
- O… Oui.
Soulagée qu’il se comporte comme à son habitude, Eliya ne protesta pas contre l’ordre. Elle s’agrippa à l’arbre le plus proche pour tenter de se mettre debout, mais ses jambes tremblaient tant qu’elle retomba sur sa souche, le souffle court.
- D… Désolée… Tu veux bien attendre un moment… ?
Liam lui lança un regard qui en disait long sur sa réponse. Sans laisser le temps à la jeune fille de réagir, il la saisit par le poignet et la tira en avant. Eliya, bien forcée de suivre le mouvement, faillit chuter à genoux dans la terre humide, mais le bretteur la força à demeurer debout en levant son bras vers le haut. La princesse grimaça sous la violence du traitement, mais ne protesta pas, habituée depuis à ses manières brusques.
- Tu es un membre de la royauté, non ? siffla le jeune homme, le regard dur. Alors debout, princesse. C’est ton rôle de te tenir sur tes deux jambes au sommet des autres.
- Pourrais-tu cesser de me faire des remontrances ? murmura Eliya d’une voix lasse, éteinte. J’ai dépassé l’âge tendre, je ne suis plus une enfant.
Liam répondit par un sourire moqueur, mais se passa de tout commentaire. Sans prêter plus longtemps quelque attention à la jeune fille, il la lâcha et reprit tranquillement sa route. Eliya voulut le suivre, mais ses jambes refusaient encore de bouger. La princesse planta ses dents dans sa lèvre inférieure, furieuse contre sa propre faiblesse. Son regard se porta sur le dos large de son ami qui s’éloignait dans le jour timide.
J’en ai assez…
Eliya fracassa de toutes ses forces ses poings sur ses genoux encore verrouillés par la peur.
J’en ai assez de tes regards condescendants, de tes sourires qui me rabaissent… Je ne veux pas être laissée en arrière ! Je ne le serai plus !
Liam sentit un courant d’air à sa droite. Il haussa un sourcil quand il vit la princesse le dépasser et poursuivre sa route à vive allure sans même lui accorder un regard. Son sourire s’accentua, se faisant carnassier. Le félin s’était apparemment remis de son bain…
- Dépêche-toi, ou je pars sans toi ! lança Eliya sans même se retourner.
- Que tu es froide envers moi, très chère, soupira Liam avec théâtralité.
Il la rejoignit rapidement et c’est côte à côte qu’ils poursuivirent leur chemin jusqu’aux champs.
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