Phil s’ennuyait ferme depuis le départ de son frère aîné. Entre son absence et celle de son père, sa vie s’était vidée de toute figure masculine, ne laissant plus que sa mère. Une grande crainte habitait d’ailleurs le garçonnet, celle de la voir à son tour disparaître. Il leva la tête de son ouvrage pour la surveiller quand il aperçut une silhouette qui remontait d’un pas souple le chemin de terre. Ses yeux s’écarquillèrent.
- Liam !
L’enfant délaissa son panier de graines et courut à perdre haleine vers son grand frère. Celui-ci poussa un soupir monumental à sa vue, mais ne se décala pas quand Phil lui sauta dans les bras.
- Hé bien, le pleurnichard, je t’ai manqué à ce point ? se moqua-t-il.
L’intéressé répondit par un grognement, mais refusa fermement de lâcher la tunique de son aîné. Ce dernier leva les yeux au ciel puis saisit les bras de Phil pour le remonter et le caler contre son épaule. Ravi, le garçonnet jeta ses bras autour de son cou en gazouillant un rire. Eliya, attendrie par la scène, était restée légèrement en retrait. Ce ne fut que quand elle s’avança que Phil la remarqua. A sa vue, son regard s’illumina.
- Liam, il y a la zolie princesse avec toi !
- Ouais, j’ai amené un peu de main d’œuvre, lui répondit l’intéressé, mais j’sais pas si elle va être franchement utile.
- Je ne vais pas être un poids ! protesta la jeune fille.
Phil sauta des bras de son aîné et s’approcha de la princesse pour l’inonder de questions. Liam en profita pour partir saluer sa mère. Cette dernière ne lui rendit pas son bonjour, le regard fixé sur la silhouette royale.
- Pourquoi tu l’as amenée ?
- Elle avait visiblement besoin de prendre l’air, répondit son fils en haussant les épaules. Je me suis dit que ce serait une bonne idée de la faire sortir. Phil ! cria-t-il ensuite. Viens te remettre au boulot !
- Liam, elle t’a peut-être sauvé la vie, voulut l’arrêter sa mère, mais c’est à cause d’elle que notre famille a été déchue, ne l’oublie pas !
- La princesse n’y est pour rien, c’est son père qui…
- Non, Liam, je mesure chacun de mes mots. Tout est de sa faute.
Son fils répondit par un haussement d’épaules.
- La princesse n’est pas une mauvaise personne, maman. J’aime bien son regard. Et puis, c’est la sœur d’Ezra…
- Liam… murmura douloureusement Madaima.
- Est-ce que tu pourrais laisser de côté ta colère juste pour aujourd’hui ? Je ne t’en demande pas plus.
Un silence pesant s’installa entre eux deux. Le regard de sa mère glissa de nouveau vers la silhouette féminine qui riait avec Phil. Elle abattit le voile de ses paupières sur ses yeux pour l’effacer de son monde, mais elle parvenait encore à percevoir sa voix.
Je ne te laisserai pas prendre mon fils comme tu m’as volée mon père… Mais cette vengeance verra-t-elle seulement le jour ?
- Bien, accepta la mère de famille du bout des lèvres. Mais elle a intérêt à être utile !
- J’y veillerai, promit son fils. Je ne comptais pas la laisser tirer au flanc, de toute manière, ajouta-t-il dans un ricanement. Oh ! Princesse ! Arrête d’essayer de séduire Phil et viens ici te rendre utile !
- Je viens, tu n’as pas besoin d’être désagréable !
Avant qu’il ne puisse s’éloigner, sa mère l’attrapa par le poignet, le regard d’une dureté qu’il ne lui connaissait que trop bien depuis l’exil de son père.
- Ne tombe pas amoureux d’elle, Liam. Surtout pas.
Son aîné se dégagea rapidement, refusant de répondre. Comme toujours, sa génitrice savait un peu trop bien lire en lui… Il s’éloigna rapidement et rejoignit la princesse qui l’attendait patiemment, souriante. A cette vue, son cœur eut un trouble à l’intérieur de sa cage thoracique. Qu’il se taise, celui-là.
Tu n’as pas voix au chapitre, fichue organe. Alors tâche de te demeurer silencieux !
Liam expliqua à Eliya comment manier la houe puis l’observa faire. Les bras musclés par les leçons d’escrime manipulaient l’outil sans réelle difficulté et l’exercice absorba bien vite la jeune fille qui ne voulait en aucun cas échouer dans la tâche qu’on lui avait confiée. Phil, tout joyeux, ne cessait de babiller avec sa franchise d’enfant.
- Dis, princesse, t’es amoureuse de Liam ? piailla-t-il.
- Pourquoi tu me demandes ça ? l’interrogea Eliya, légèrement rougissante.
- Parce que j’ai jamais vu Liam aussi proche de quelqu’un. Il t’aime vraiment beaucoup, beaucoup, mon frère ! D’habitude, les amis, c’est pas trop son truc.
La jeune fille parut surprise et coula un regard discret à Liam qui vérifiait les sillons qu’elle avait creusé un instant plus tôt. La remarque de Phil avait soulevé des questions en elle. Elle ignorait tout du passé de son maître d’arme. Elle l’avait engagé, charmée par sa langue acerbe et la lueur qui planait dans ses yeux. Mais qu’avait donc vécu son ami pour devenir ainsi, aussi dédaigneux et froid ? Elle aurait donné beaucoup pour avoir un semblant de réponse. Mais elle doutait fortement qu’il réponde simplement parce qu’elle poserait la question.
Se sentant observé, Liam releva la tête et croisa son regard.
- Oh ? émit-il en ricanant. Tu me dévores du regard, princesse.
- Bi… Bien sûr que non ! bégaya la jeune fille.
- Tes sillons ne sont pas assez profonds ! Allez, recommence !
- Comment ? Tous ?
- Tous.
Eliya obtempéra en tâchant de taire les protestations qui lui venaient en bouche, arrachant un sourire sarcastique à la fille de Sigène qui supervisait les opérations. Elle se tourna vers son fils dont le regard ne quittait pas la princesse. Son âme de mère se tordait de douleur à cette vue. Elle repoussa sa rancœur et ses remords et tâcha de sourire. Il fallait qu’elle détourne ses pensées, qu’elle les étouffe, vite.
Sinon, elle se saisirait d’une houe à son tour pour fracasser le crâne d’Eliya.
- Dis-moi, Liam, comment ça se passe, au château ? l’interrogea-t-elle, curieuse. Tu n’as pas encore rendu tout le monde fou ?
- J’y arrive, j’y arrive, lui assura son fils. J’ai réussi à terroriser les ministres, c’est déjà ça.
- Plus rien ne m’étonne avec toi… J’espère que tu leur as fichu la trouille de leur vie !
Liam eut un petit rire goguenard, mais son regard se reposa sur Eliya et il se calma. Il était étonné que sa mère prenne aussi bien le fait que la princesse du royaume qu’elle haïssait tant soit dans son champ. Elle avait cédé à sa demande bien trop vite à son goût. Bah, il n’allait pas s’en plaindre, cependant il demeurait perplexe.
- Dis, maman, papa n’est toujours pas rentré ? la questionna le garçon en bâillant négligemment.
- Non, pas encore, avoua sa mère en soupirant. Apparemment, cela prendra un peu plus de temps que d’habitude.
- Il ne va pas chez les marchands habituels pour vendre les sacs de grains ?
- Non, là, il est allé par-delà la frontière, cette fois-ci. On a eu vent d’un bon filon, alors on a décidé d’agir avant que la nouvelle ne s’évente.
Liam fronça les sourcils. Les yeux brillants de sa mère l’inquiétaient quelque peu. Qu’est-ce que ses parents avaient comploté ? Un mauvais pressentiment lui noua les tripes, mais son malaise s’évanouit bien vite.
***
À l’heure du déjeuner, tous s’assirent sur un talus d’herbe et dévorèrent la pitance préparée par Madaima. Liam et Eliya n’étant pas prévus dans les parts, ils durent tous partager, mais Phil fut ravi de donner la moitié de son repas à la jolie princesse. Il tira délicatement sur l’écharpe qui dissimulait le cou de la jeune fille pour attira son attention.
- Dis, dis, princesse ! l’apostropha-t-il. C’est vrai que tu te maries tout bientôt ?
- Oui, acquiesça l’intéressée avec un doux sourire, sa moitié de pomme à la main. C’est prévu pour mi-printemps, à la fleuraison des cerisiers.
- Tu vas te marier avec qui ? Liam ?
La princesse faillit s’étrangler avec un morceau de fruit. Liam, lui, mit un doigt sur la bouche de son frère avec un clin d’œil.
- Chut, c’est un secret… lui confia-t-il d’un ton mutin.
- Liam ! protesta la jeune fille.
- Oh ? Même à lui, il ne fallait pas le dire ?
- Arrête surtout de lui raconter de telles âneries !
- Mais pas du tout. Je vais devenir le roi de ce royaume et régner en parfait tyran pour me faire détester de tous et finir avec la tête tranchée. Je parie même qu’après mon exécution, les bourreaux ramasseront les caillots formés par mon sang et les balanceront dans la foule haineuse.
- Tu as un humour vraiment macabre…
Liam parodia une grotesque révérence puis se redressa en s’étirant. Son regard se porta sur le soleil, perché déjà bien haut dans le ciel. L’heure du thé approchait.
- Princesse, ramasse ta gamelle, on lève le camp.
- Déjà ? s’étonna l’intéressée.
- Au trot !
Le jeune homme se dirigea vers Madaima afin de déposer une bise rapide sur sa joue. Sa mère n’eut pas le temps de le retenir qu’il avait déjà entrepris de quitter les champs. Alors qu’il s’éloignait, il vit du coin de l’œil son petit frère tendre la main vers lui, mais suspendre son mouvement avant qu’il ne puisse le toucher. Un soupir le gagna. Il fit signe à la princesse de l’attendre un moment avant de se diriger vers Phil. Parvenu à sa hauteur, il riva sur lui son regard intense sans dire un mot. Le plus jeune sembla hésiter, puis lui offrit un sourire timide.
- Reviens nous voir vite, grand frère…
Liam eut un rictus et ébouriffa les cheveux de Phil dans un geste tendre, rare, trop.
- Veille sur maman, lui recommanda-t-il.
Eliya avait observé la scène de loin, une expression chaleureuse sur les lèvres. Elle attendit que son maître d’arme parvienne à sa hauteur pour lui lancer :
- En fait, tu es assez maladroit comme garçon.
Le jeune homme lui jeta un regard surpris. Amusée, la princesse se rapprocha malicieusement pour marcher à ses côtés. Ils parcoururent le chemin jusqu’à la ville dans un silence confortable, baignés par les rayons du soleil. Prenant soin de passer par le pont pour traverser le ruisseau, ils parvinrent sans encombre en ville. A la vue de l’imposante silhouette du château, Eliya retint difficilement un soupir de déception. Elle n’avait aucune envie de retourner là-bas… Mais, alors qu’ils longeaient la rue principale, Liam bifurqua soudainement à gauche. Etonnée, la princesse s’arrêta quelques secondes puis s’empressa de lui emboîter le pas.
- Liam, où allons-nous donc ? le questionna-t-elle. Ne rentrons-nous pas au château ?
- Parce que t’en as envie, p’t’être ? se moqua son maître d’arme. Suis-moi. S’il y a bien une chose que je lui reconnaisse, c’est son goût pour les pâtisseries.
Confuse, Eliya suivit son ami à travers les rues parallèles. Ils parvinrent à une grande maison pourvue d’une cour dont un épais portail de bois gardait l’entrée. Les deux amis empruntèrent une sorte de cloître aux allées ornées d’une végétation odorante et abondante. Tout était magnifique, ici, et tout respirait l’opulence. Ils croisèrent quelques serviteurs, discrets, qui saluaient Liam sans un mot, comme s’ils étaient habitués à ses visites impromptues. Eliya, mal à l’aise, se rapprocha de son maître d’arme.
- Liam, à qui appartient cette demeure ? Avons-nous le droit d’y pénétrer comme bon nous semble ?
- Mais oui, mais oui, chantonna l’intéressé. Vu le temps, elle doit être sortie sur la terrasse du jardin.
- Elle… ?
A la vue du sourire carnassier qui ourlait les lèvres de son maître d’arme, la jeune fille avait peur de comprendre. Un éclair de lucidité faucha soudain sa raison.
- Ne me dis pas que… !
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