- Mademoiselle Beutta, deux jeunes gens sont venus vous rendre visite.
Amy reposa sa tasse, surprise. Qui donc pouvait venir la voir ? Hum, pour débarquer à une heure pareille sans prévenir quiconque, elle ne voyait que peu de personnes, pour ne pas dire qu’une seule. Mais la petite noble ne s’était pas attendue à ce que Liam soit accompagné, et par l’unique héritière du royaume qui plus est !
- Asseyez-vous ici, princesse !
La jeune fille entraîna Eliya par la main pour lui faire prendre place dans un fauteuil à haut dossier tourné vers son luxuriant jardin puis tira une chaise pour pouvoir s’asseoir à ses côtés. Enfin elle désigna du doigt un panier à Liam, dédaigneuse.
- Tiens, il est prêt. Je suppose que tu ne restes pas.
- J’adore quand tu es une bonne petite ! s’exclama le bretteur, ravi.
Sans plus se préoccuper de son élève, Liam récupéra ledit panier et quitta la terrasse. Eliya, stupéfaite par ce soudain abandon, se retrouva seule avec le moulin à paroles de service sans savoir quelle attitude adopter.
- Si j’avais su que veniez aujourd’hui, Majesté, j’aurais pris plus soin de ma toilette ! Mais je suis surprise de votre accoutrement ! Pas qu’il ne vous aille pas, je pense que vous êtes une personne assez jolie pour que tout lui aille, mais il faut dire que votre vêtement est assez pauvre… et sale !
Emportée par le flot de paroles, Eliya ne pouvait que hocher la tête de temps à autre. Elle constata avec grande surprise qu’il n’existait aucun filtre entre la bouche de cette fille et son cerveau. Elle débitait à grande vitesse tout ce qui lui passait par l’esprit. Elle ne se préoccupait pas de l’identité de son interlocuteur, pour le peu qu’elle en ait un car Eliya était persuadée que, même seule, Amy continuait à parler.
- Vous ne devez pas avoir beaucoup l’occasion de sortir, surtout ces derniers temps avec l’arrivée de son Altesse Calbe qui approche. Tout le château doit être en émoi, je suppose. Comment vous sentez-vous ?
La princesse cligna des yeux, surprise. Comment… se sentait-elle ? Depuis combien d’années n’avait-elle pas entendu cette question à son encontre ? Que devait-elle répondre ? Que devait-elle dire à cette fille au sourire doux et sincère ? Amy, la commère, la collante… venait à l’instant de pénétrer sa garde par une question toute simple. Attentive, elle attendait sa réponse. Voilà une attitude qui ne lui sied guère…
- Effrayée… je suppose, répondit doucement Eliya en ramenant ses mains devant elle. Nous allons nous rencontrer pour la première fois et… je pense que j’appréhende ce moment.
- Ça me paraît tout à fait normal, approuva Amy. Vous allez partager sa vie par la suite, j’espère que vous parviendrez à vous entendre.
- Oui… je l’espère aussi…
La petite noble repartit très vite sur un autre sujet, discutant à bâtons rompus, tout en proposant à son invitée diverses pâtisseries et en lui servant une généreuse rasade de thé. Eliya l’écoutait silencieusement, un léger sourire aux lèvres, maintenant à l’aise en sa présence. Cette fille était étonnante. Oui, c’était vrai, il fallait assurément l’être pour réussir à apprivoiser Liam. Eliya écarquilla les yeux à cette pensée. Mais oui, si quelqu’un pouvait la renseigner sur son maître d’arme, ce n’était personne d’autre qu’elle !
- Amy.
- Oui ?
- C… Comment as-tu rencontré Liam ?
La petite noble parut surprise par cette question. Elle joua un moment avec sa tasse de thé, comme si elle cherchait les mots qu’elle devait employer. Puis un sourire mélancolique s’inscrivit sur son visage, tendre.
- En réalité, je ne suis arrivée dans ce pays qu’il n’y a qu’un an et demi. Quand nous nous sommes installés à Negonsem avec ma famille, j’ai très vite entendu parler d’un bagarreur qui hantait les rues. Les rumeurs allaient vraiment de bon train à son sujet, alors, forcément, j’ai voulu le rencontrer.
« A l’entendre, on dirait presque qu’elle le considère comme une proie… »
- Alors je me suis mise à le traquer !
« Elle l’a dit ! »
Amy sembla hésiter de nouveau. Elle déposa son récipient dans sa soucoupe et se mordilla la lèvre inférieure.
- Mais notre première confrontation m’a vraiment… effrayée.
Eliya fut surprise par le choix d’adjectif de son interlocutrice. Elle reposa la tasse qu’elle s’apprêtait à porter à ses lèvres, troublée.
- Effrayée ? répéta-t-elle.
Amy hocha la tête.
- Je l’ai surpris en plein combat. Son visage était maculé de sang et ses yeux semblaient… comme intensifiés. J’ai vraiment, vraiment eu peur…
La jeune fille poussa un soupir et passa ses doigts graciles dans ses boucles blondes, les iris tournés vers des souvenirs au goût de brume. Cependant son sourire refit très vite surface et elle leva un visage joyeux vers son interlocutrice.
- Je ne comptais plus le revoir, mais on dirait que le destin en a décidé autrement. Il y a un an, alors que je me baladais, j’ai aperçu une silhouette dans le cimetière royal. A part pour quelques personnes triées sur le volet, les tombes ne sont pas accessibles, j’étais donc curieuse de savoir de qui il pouvait s’agir. Je me suis donc faufilée à l’intérieur.
Les yeux d’Eliya s’écarquillèrent. Mais quelle idée saugrenue et irrespectueuse ! Sans remarquer son trouble, Amy poursuivit son histoire :
- Quelle a été ma surprise quand j’ai vu Liam. Il était assis contre la tombe de votre frère et sommeillait. Il avait un visage très différent de celui qu’il présentait habituellement. Lorsqu’il s’endort, c’est comme si ses barrières sont tombées, en quelque sorte.
Elle eut un petit rire.
- Et bêtement, je me suis dit… qu’un garçon avec un visage si calme ne pouvait pas être totalement mauvais. Alors je me suis mise en tête de devenir son amie et c’est comme ça qu’on en est arrivé là.
- Je me demande comment tu as pu l’amadouer tout de même…
- Oh, avec quelques pâtisseries ! Il est tout de suite tombé dans le piège.
« Si facilement ! »
Eliya fit tourner sa tasse dans sa soucoupe, pensive. Endormi contre la dernière demeure de son cher jumeau… Voilà un tableau qu’elle ne parvenait à se représenter.
- J’ignorais que Liam était attachée à la famille royale, fit-elle savoir d’une voix hésitante. Son grand-père a été notre précepteur, à mon frère et moi, pendant quelque temps, mais je n’ai pas souvenir d’avoir vu son petit-fils dans l’enceinte du palais.
Il y eut un silence surpris. Eliya leva les yeux sur Amy et constata avec étonnement que son visage affichait une totale stupéfaction.
- Qu’y a-t-il, Amy ?
- Je pensais que vous aviez engagé Liam auprès de vous essentiellement pour cette raison, je ne savais pas que vous n’aviez aucun souvenir de lui.
La petite noble semblait sincèrement décontenancée, ce qui ne manqua pas d’inquiéter la princesse.
- De quelle raison parles-tu ?
- Hé bien, votre frère et Liam ont été très proches, non ? Pendant plusieurs années. D’après Liam, par ailleurs, il s’agissait d’ailleurs de son seul ami.
Le cœur de la princesse rata un battement. L’air sembla soudainement lui manquer. L’information se frayait difficilement un chemin jusqu’à son cerveau plongé dans un brouillard de coton. Ezra et Liam s’étaient connus ? Liam et Ezra avaient été amis… avant sa mort ? Mais… Pourquoi…
Je ne me souviens absolument de rien à propos de lui… ?
- Princesse… ?
La voix d’Amy lui paraissait lointaine. Comme si elle appartenait à un autre temps. Eliya porta une main à son front, assaillie de vertiges. Des images crépitaient derrière son front sans qu’elle parvienne à en saisir le sens. Que se passait-il ? Anxieuse, la petite noble s’accroupit auprès d’elle tout en l’appelant, mais on aurait dit que son interlocutrice ne l’entendait pas, les traits chiffonnés en une expression douloureuse.
Liam et Ezra ont été amis !
- Princesse.
Eliya sursauta à l’entente de cette voix masculine d’une grande froideur. Levant les yeux, elle croisa ceux de Riya. Le chef de la garde avait un visage fermé, mais son regard étincelait de fureur. Il attrapa le poignet de la jeune fille et l’entraîna derrière lui, la tirant sans ménagement. Aussi docile qu’une poupée de chiffon, Eliya suivit le mouvement sans même protester. Ce qui ne fut pas le cas d’Amy, rongée par l’inquiétude. Elle s’interposa plus d’une fois, mais Riya la repoussa violemment, la jetant à terre. Ce ne fut que quand Eliya fut hissée sur la croupe d’un cheval qu’elle sembla prendre conscience de la situation.
- Riya, je peux t’expliquer ! cria-t-elle.
- Je ne veux rien entendre, répliqua durement l’intéressé alors qu’il faisait claquer les rênes. Votre inconscience aurait pu tous nous coûter ! Quelle idée de sortir en douce du palais par les temps qui courent ! D’habitude, vous me tenez toujours au courant de vos escapades !
- S’il te plaît, ce n’est pas une fugue, je te le promets !
- Ça y ressemble pourtant fort. Qui vous a aidé à sortir, cette fois-ci ?
- Personne, je te le jure ! Je suis sortie seule, mais c’était juste pour prendre un peu l’air ! Je ne comptais pas partir ! Je ne voulais pas m’enfuir, je te le jure !
Le regard que posa Riya sur elle lui arracha un frisson.
- C’est encore le fait de mon cher cousin, n’est-ce pas ? grinça-t-il. Comme je le pensais, son influence vous est néfaste. Peut-être devrions-nous lever la grâce que vous lui avez accordée.
Eliya écarquilla les yeux, le souffle coupé. Liam… allait mourir ? A cause d’elle ?
Encore… ? Par ma faute, encore…
Ses doigts se nouèrent autour du col de la tunique du soldat. Elle approcha brusquement son visage du sien, transfigurée.
- Fais ça et je te promets que je me suiciderai, mais pas sans avoir emporté ta vie avec moi.
Riya ne parut même pas troublé par sa menace, mais un sourire vint se dessiner sur ses lèvres. Oh oui, ce regard… C’était celui du tueur d’empereur, celui qui allait propulser Asrestos dans les hautes sphères, qui leur permettrait d’enfin accéder à tout ce qu’ils désiraient.
Le regard d’une future reine !
- Oui, c’est l’attitude que vous vous devez d’adopter si vous voulez sauvegarder ce royaume. C’est d’ailleurs exactement ce qu’aurait dit Eliya. Mais au prix de votre vie ? Ça, elle n’aurait même pas eu la bêtise d’y penser.
Les doigts se contractent, le col se froisse, le regard vire à l’orage. La voix princière s’élève de nouveau, venimeuse, à peine contrôlée.
- Je t’interdis de parler d’elle. Tu ne l’as pas connue, comment pourrais-tu savoir ce qu’elle pensait ? Ne pense pas en son nom.
Riya ne répondit rien, se contentant de faire claquer les rênes. Quand ils passèrent les portes du château, une foule de serviteurs s’attroupa autour d’eux.
- La princesse va bien, mais son escapade l’a énormément fatiguée, assura Riya. Je l’emmène à ses appartements.
Tous deux s’extirpèrent de la foule, Riya tenant fermement l’enfant du roi par le bras. Adélaïde les suivit du regard. Elle détestait quand le seigneur Riya avait ce regard…
- Vous devriez abstenir la princesse de leçons pendant quelques jours, messire Sefa, indiqua-t-elle.
Liam ne répondit pas, sombre.
- Je te la confie.
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