La volière était installée sous un immense dôme de verre, un peu à l’écart du palais. Il y avait été aménagé un véritable écosystème pour satisfaire les besoins des oiseaux, passion du grand-père du roi Tobias. Des dizaines et des dizaines d’espèces cohabitaient ici en harmonie, traitées avec respect par l’ornithologue royal qui occupait une place de choix au sien du palais, quoique légèrement en retrait par rapport au reste de la cour. De son temps, Sigène adorait prodiguer ses leçons dans ce lieu, ce qui permettait à son petit-fils de se glisser derrière un arbre de temps à autre afin de suivre ses leçons royales à l’insu de tous. Mais, aujourd’hui, le bretteur ne prêta aucune attention à ces lieux drapés de nostalgie. De plus, les « piafs », comme il les appelait, n’avaient jamais réellement su s’attirer sa sympathie. Il les trouvait bruyants et sans intérêt. De toute manière, très peu de choses retenaient son attention sur le long terme, comme le soulignait son ami Ezra quand ils n’étaient encore que des bambins.
Il se racla la gorge.
- Hé ! appela-t-il. T’es où, le clown blanc ! J’ai à te parler, bouge tes fesses !
- C’est demandé si gentiment, je ne peux qu’accourir.
Liam vit Allen émerger d’un buisson, son sempiternel sourire triste aux lèvres, des feuilles perdues dans les cheveux. Il mit un doigt sur sa bouche et lui fit signe de s’approcher.
- Viens, lui chuchota-t-il. J’ai quelque chose à te montrer…
- Pas envie, répliqua Liam. J’ai à te parler.
- Ah oui ? C’est à quel sujet ?
L’ancien musicien était accroupi dans l’herbe, un doigt relevé. Il siffla doucement et un martin pêcheur ne tarda pas à s’y percher. Allen pencha la tête sur le côté, attendri.
- Il a de magnifiques couleurs, n’est-ce pas ? murmura-t-il, fasciné.
- C’est un piaf, répondit platement son visiteur.
- Et toi un garçon. Quelle différence ?
- Je parle.
- Et lui chante.
Allen posa un regard doux sur Liam qui semblait avoir du mal à se retenir de lui hurler dessus. Il n’avait pas pour habitude de se retenir, mais il avait absolument besoin qu’Allen réponde à ses attentes, alors mieux ne valait-il pas le froisser.
- Pourquoi le roi t’a coupé les doigts de la main gauche ?
Le martin pêcheur s’envola. Allen lui fit un signe de main en guise d’au revoir puis se tourna vers le bretteur qui semblait bouillir d’impatience. Un sourire un peu tordu vint relever le coin des lèvres du clown.
- Je te l’ai déjà dit. Je lui avais soufflé à l’oreille un message qu’il ne souhaitait pas entendre, répondit-t-il doucement, une étincelle étrange dans le regard.
- Quel message ?
Le clown blanc se leva avec légèreté et s’avança d’un pas sautillant. Il se pencha sur son interlocuteur et, d’un ton plein de secrets, se mit à chantonner :
- Roi aux sombres desseins, l’avenir envisagé ici n’est qu’incertain. Vous qui ne cessez de tromper votre entourage, annulez donc ce mariage. Pour que votre enfant puisse vivre sans appréhensions, il a besoin de cette concession. Votre pièce de théâtre est vouée à l’échec, il vous faut l’admettre.
Un frisson dégringola le long de l’échine du jeune homme. Il tâcha de dissimuler au mieux le trouble qui le saisissait au niveau de l’estomac, mais les mots semblaient bouillir dans son sang. Qu’est-ce… ?
- Ta dernière phrase n’est pas en rime, fit-il remarquer d’un ton le plus placide possible.
L’ancien pianiste se redressa en souriant.
- Le roi Tobias me l’avait fait également remarquer, sur un ton tout aussi ennuyé que le tien. Puis il a pris son couteau et m’a découpé les doigts un à un.
- Tu es toujours aus… Non, je m’égare ! Ça veut dire quoi ce charabia ? Qu’est-ce que le roi projette de faire ? C’est quoi cette pièce de théâtre et quel est le rôle de la princesse là-dedans ? Pourquoi faut-il annuler le mariage ? Eliya et Calbe sont fiancés depuis leur naissance, alors… !
- Allons, tu n’as rien de tout cela dans tes connaissances ? l’interrompit Allen en riant légèrement.
La pique frappa durement.
- Sinon je ne te poserais pas la question ! s’emporta le bretteur, le regard incendiaire.
- C’est juste, admit son interlocuteur.
Allen eut un petit rire qu’il tenta de dissimuler derrière sa main abîmée. Son attitude ne fit qu’agacer d’avantage le jeune homme. Il savait parfaitement qu’il n’obtiendrait rien du clown s’il s’énervait. Tentant de réprimer la colère qui rugissait à ses oreilles, le jeune homme s’efforça à desserrer ses poings crispés.
- Tu vas me répondre ? finit-il par demander le plus calmement possible.
- Tu tiens donc tant à ces réponses ?
- Oui ! Oui, j’y tiens, alors réponds !
Il regretta presque aussitôt de s’être laissé emporter. Il détestait ce sourire amusé sur le visage d’Allen et aurait aimé le lui faire ravaler d’un bon coup de poing. Il s’enjoignit une nouvelle fois au calme et s’appuya contre l’arbre le plus proche. Il devait savoir. Il le devait, sinon il ne pourrait pas venir en aide à son élève. Il avait tâché d’ignorer tous les immondes chuchotis qui semblaient grouiller à travers tout le palais, oh oui, qu’il avait essayé ! Ne plus se retrouver entraîné dans les engrenages politiques était une résolution qu’il aurait souhaité tenir. Malheureusement, son cœur avait tranché. Il ne pouvait continuer à ignorer la détresse d’Eliya, ses larmes et ses épaules tremblantes.
C’était au-dessus de ses forces.
- J’attends, signala-t-il, mauvais.
- Sais-tu pourquoi Sigène a été chassé du royaume, petit ?
Le cœur de Liam marqua un temps. Sigène… Le sourire d’Allen se fit curieusement carnassier. Une lueur de colère passa dans son regard alors qu’il reprenait d’une voix tremblante de fureur :
- Parce qu’il n’avait pas sauvé le bon !
***
J’ai mal…
- AAH !
Le fouet marqua les chairs pour la dernière fois. Le corps secoué de sanglots silencieux se recroquevilla sur lui-même.
- Restez ici. Cette godiche ne devrait plus tarder à venir vous chercher.
La punition n’avait pas été trop longue cette fois… Mais elle a été tellement… douloureuse… encore…
J’ai… si mal !
Le corps rampa sur le sol humide. Quelques gouttes de pluie tombaient du plafond en piètre état et s’écrasaient sur l’épiderme endommagé de son dos. Un frisson le long de la colonne vertébrale, la bouche qui s’ouvre dans un appel à l’aide inarticulé, le souffle franchit difficilement les lèvres percées par les dents à force de retenir les cris.
Des cheveux noirs souillés de sang.
Que quelqu’un… soulage cette douleur… !
Perdu dans la brume de la souffrance, aveuglé par le désir d’avoir quelqu’un auprès de soi, il crut percevoir les pas d’une personne amie sur la pierre. La chaleur de bras autour de son corps nu, la sensation agréable d’un toucher léger, des sanglots.
Comme si…
- Comme si cela pouvait arriver un jour, ricana le blessé.
***
La petite servante en robe rouge rassembla les linges et les jeta dans une épaisse bassine de bois qu’elle cala contre sa hanche. Alors qu’elle descendait une volée de marche, une odeur familière vint agresser ses narines. Dans une grimace de dégoût et de colère, elle repoussa la porte qui donnait sur une pièce sombre toute en pierre.
- La punition a été de courte durée, cette fois-ci, chuchota-t-elle, comme si elle craignait de remuer des fantômes poussiéreux en parlant trop haut.
- Il ne peut pas se permettre de trop m’abîmer, le seigneur Calbe arrive bientôt… répondit le corps meurtri qui reposait en travers des pavés.
Adélaïde s’accroupit près de lui et lui tendit son bras.
- Je vais vous soigner, tenez, prenez ma main. Venez, mon prince.
Doucement, la main du supplicié vint s’y glisser. S’appuyant de tout son poids sur Adélaïde, Ezra se leva.
***
L’eau…
L’eau est… partout…
- Eliya ! Eliya !
- Ezra !
Elle m’entoure de ses bras glacés et tente de m’étouffer. Elle force le passage de mes lèvres pour s’infiltrer dans ma gorge. Elle a un goût de terre, de sale…
De mort.
- Au… sec…
Les doigts d’Eliya glissent, ils m’échappent. Je suis emporté. Non… Non ! A l’aide ! L’eau m’écrase comme une masse et me pousse sous la surface. La lumière disparaît alors que la vase et les algues s’enroulent autour de mes membres. Le courant me malmène. J’étouffe, je fatigue, je ne parviens pas à lutter.
Que quelqu’un m’aide !
- Ezra ! Eliya !
Que quelqu’un…
***
- Pourquoi as-tu sauvé cet enfant ! C’était l’autre qu’il nous fallait, l’autre qui était important ! Celui-là, ce n’est pas grave s’il crève ! Tu as sauvé le mauvais, Sigène ! Le mauvais !
***
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