Il est passé 6 h du matin, plus précisément 6 h 30.

L’homme noir est retourné se coucher dans son lit fort confortable. Il ronfle tel un ours en hibernation. Le soleil sort de sa cachette tranquillement, et les rideaux de sa fenêtre ne peuvent plus contenir la lumière extérieure. 

Reste que le sommeil du rêveur est impénétrable.

Hors de toute attente, un pied débarque et détruit la porte de la chambre. Sur la porte maintenant détruite, il est marqué un insigne écrit d’une plume soignée «Chambre de Clark. Si tu brises quoi que ce soit je t’éclate, connard». 

Des dommages à la propriété ne sont pas suffisants pour réveiller l’homme de son sommeil qui semble plus apaisant. Le reste du corps attaché à cette attaque brusque entre en scène. 

Un autre jeune monsieur, à la couleur de peau plus claire et aux cheveux couleur clémentine, regarde sa victime d’un air malicieux. Ces vêtements sont lousses, mais semble à l’aise, tellement ils flottent avec lui. Vu le sourire mesquin, le roux est réveillé depuis belle lurette.

«Claaaark, il est temps de se réveilleeeeer!»

Pas un son de l’homme, prénommé Clark, qui dort comme une bûche.

Le vilain assaillant regarde avec un sourire curieux l’endormi. Il sort précipitamment de la salle et revient avec un seau rempli d’eau.

Bien qu’il semble physiquement moins impressionnant que son colocataire, ça ne change pas le fait qu’il est à l’aise avec ce beau saut d’eau qu’il porte dans ses mains. Il s’approche tel un petit coquin du lit. Avec une grâce digne d’un danseur de ballet, il lance gratuitement toute cette eau, goutte par goutte, d’un seul trait.

La face tranquille de Clark (qui s’est aussi mis à ronronner dans son deuxième sommeil) change en une cacophonie de surprise lorsque l’eau atteint toute la surface de son corps.

Son lit entier est trempé et le plancher est parsemé d’eau. Le son qu’a produit le déferlement ressemble à des centaines de petites claques sur la cuisse dans une cathédrale qui n’a pas été insonorisée.

Sans attendre, Clark se redresse et saute de son lit, un lapin dans les bois, ou plutôt un lapin prit dans un marécage. Il a un moment de stupeur avant de se retourner et de s’apercevoir du malfaiteur.

«Dis donc, tu en vis des histoires ces temps-ci hein? Comment se porte la matelot?»

«Le matelot il va te ramollir ta tronche, Jano!» Crit Clark en réponse, la fureur dans les veines. «Je ne peux pas avoir une once de paix!? J’ai eu une nuit de merde et je dois gérer ton tsunami maintenant!? C’est qui qui va nettoyer ce lac!?»

Jano ricane. Il est habitué à ce genre de discussion.

«T’es drôle, c’est moi qui vais nettoyer bien sûr! On n’oublie pas : celui qui fait le mauvais coup…»

Jano attend avec impatience une réponse de Clark, dont la rage s’est transformée en vapeur quasi perceptible qui sort par ses oreilles. Aucune réponse. Jano se résigne à finir sa pensée, un sourire aux lèvres.

«…Répare les dégâts!»

Clark regarde la porte défoncée par terre, les yeux en flamme.

«Tu n’aurais pas les couilles aussi grosses et le cerveau aussi ramolli si l’on habitait en appartement, crois-moi sur parole». Sort Clark, essayant de garder son sang-froid.

«Tu as peut-être raison! Mais je vais te donner un indice à partir de maintenant : si jamais tu as l’impression que je suis sur le point de faire un mauvais coup, tu as qu’à tourner ta tête vers ton cadran et regarder l’heure en correspondance à un événement de la journée!» Explique Jano en sortant de la pièce, à moitié en train de chercher une serpillière dans la salle de bain à côté.

L’enthousiasme forcé de son colocataire ne fait qu’ajouter une pincée de sel sur une plaie énorme pour Clark. Il prend tout de même son conseil à cœur et regarde son cadran.

6 h 36.

Les yeux de Clark deviennent aussi gros qu’une météorite.

«Merde! Je vais être en retard au travail! Tu n’aurais pas pu juste ouvrir la porte comme une personne normale!?» Se met à gueuler Clark. 

L’homme au physique d’un saint se met à courir vers son garde-robe en panique. L’eau par terre le fait glisser à plusieurs reprises. Clark crie des jurons. Il ouvre son garde-robe avec fureur, mais pas avant d’entendre Jano répliquer, amicalement, «Pour ma défense j’ai essayé de te réveiller à la manière classique! Je n’avais pas le choix!», ce qui ne fait qu’énerver son colocataire chauve.

«Alors là j’ai la chandelle sur le gâteau! Le mec il se croit maître de château ou quoi!? Quel bâtard!» Murmure Clark pendant qu’il cherche intensément pour ses vêtements de travail.

Et puis, son rêve réapparaît dans son subconscient. Ce rêve spécifique, ce n’est pas la première fois que ça lui vient à l’esprit. Au moins une fois sur une période de sept jours, une version de ce même cauchemar refait surface. 

Peu importe comment ça commence, la fin reste la même. 

Cette créature à tête pyramidale, enveloppée dans une robe d’un noir invisible. La répétition du même sujet devient de plus en plus frustrante. La partie la plus chiante à estomaquer reste ce poème. Cette poésie a aussi changé au fil des séances lucides, excepté pour la phrase de fin :

«Partager souffrance avec démon des sables»

Clark grince des dents.

«Ces foutus démons. Ils sont partout… même dans ma tête.» Se dit-il.

C’est une pensée qu’il préfère garder pour soi. Qui comprendrait de toute façon?

Seulement cinq minutes passent après le réveil brusque. Jano Legrand prépare le petit déjeuner, le regard optimiste sur les œufs brouillés et les morceaux de bacon et le persil parsemé sur sa nourriture.

Ses cheveux orange, pas encore brossé (Jano ne se brosse jamais les cheveux. Du travail en trop, apparemment) et imprégnant l’odeur somptueuse de son repas, le jeune homme garde un œil qui semble mi-réveillé sur son assiette. Il y a un plat en plastique derrière lui. 

La fumée des œufs le place dans une sorte de trance.

Clark Deschaines sort de sa chambre, toujours en colère. «T’avais pas dit que tu allais nettoyer le gâchis dans ma chambre?»

Sa colère est en contraste avec sa tenue chic et élégante. Un simple chandail à col roulé d’un beige au teint transparent de mauve, rentré dans des jeans avec une ceinture grise pour couronner le tout.

Si Jano est habillé comme un hippie avec une hyperfixation pour le style «sommeil profond», Clark veut absolument paraître professionnel. 

Après tout, Clark travaille à la prestigieuse bibliothèque «Vil de Ville», là où les archives impressionnantes du pays d’Atmos sont installées. Il est primordial d’être habillé comme un chef d’entreprise, ou au moins un employé modèle.

Jano remarque son colocataire et sort de son blackout pour reprendre son sourire.

«Wow! Regarde-moi ce chic bonhomme! Tu vas arriver à temps au travail au moins?»

«Oui, oui, ça devrait aller. Seigneur que tu as l’air d’un fainéant par contre. Il vaudrait que tu apprennes à bien t’habiller. Les gens te penseraient moins vagabond.»

«Ce n’est pas l’habit qui fait le moine, monsieur Deschaines!» Réponds avec un brin d’humour mal placé Jano, en gobant une grosse bouchée de ses œufs brouillés. «En passant, ta portion est juste là! Bon courage!»

Avec un sourire rempli de jaune, Jano offre le plat en plastique à Clark. De la nourriture gratuite? Qui l’aurait cru? Clark, encore un peu en rogne, hésite légèrement avant de se résigner et d’accepter le repas offert. «Au moins tu cuisines bien», rétorque Clark, voulant garder sa moue affaiblie. Jano continue de sourire en guise de remerciement.

Clark descend de la cuisine au salon et prend son sac par terre, proche de la porte d’entrée. Il met des bottes de la même teinte que sa ceinture et prend une bonne bouffée d’air. Il se lève, ouvre la porte, et part pour le travail.

Lorsque la porte d’entrée se ferme, c’est là que Jano a une pensée magique qui sort de son cerveau par pure coïncidence :

«Ah oui, merde! J’aurais dû lui demander pour le livre!»