6 h 36
Sorti de son chez-soi, Clark est devant la rue où lui et son colocataire barbare habitent cette petite cabane que Troposville considère comme une maison, une hypothèque payer en entier. Seulement l’internet, le chauffage, l’électricité et le gaz sur la voiture de Clark sont à prendre en compte.
À prendre en compte que Clark n’utilise sa voiture que pour les rares sorties à l’extérieur de la ville, puisque Atmos en général possède un système de tramway qui s’étale et fait le contour de Troposville. Il a cependant une longue route à parcourir pour l’atteindre.
Clark se met donc à courir à pleine haleine. Il sait que le tramway passe sur sa rue en seulement quelques instants. L’image mentale de la directrice de Vil de Ville en rogne tourne son estomac sens dessus dessous. Le risque d’arriver plus en retard qu’il ne devrait est un risque que Clark va gracieusement se passer.
Troposville est une ville pauvre dans l’un des pays les plus riches au monde.
On pourrait finir avec ça.
La déchéance, le vol, le cambriolage, les crimes multiples, les meurtres, abus de pouvoir, toute la tablette de chocolat en fait.
Troposville n’est pas un endroit touristique, ou la partie du pays qui est recommandée d’explorer. C’est pourtant la première chose que les Atmosciens comme Jano et Clark doivent présenter aux nouveaux arrivants.
La barrière d’entrée et la route principale qui mène aux autres villes font partie de l’agglomération Troposcienne. La ville démuni sert de contour et de barricade pour les quatre autres villes, là où les familles riches passent leurs années-lumière à observer le reste d’Atmos.
Clark arrive pile à temps avant que le tramway de 6 h 42 fasse son tour de route. Bien que j’ai dit qu’il courait à toute haleine, Clark a visiblement beaucoup de résistance dans son système. Il est certainement moins stressé maintenant qu’il sait que ce ne sera que cinq minutes de retard.
Le tramway sert de point d’accès vers ces barrières, ainsi que vers des locales plus historiques, tel que la bibliothèque elle-même qui, officiellement, ouvre ces portes aux publiques tous les jours à 7 h.
Bien que pauvre, la ville a étrangement décidé, il y a cinq ans, de transformer une ancienne cinémathèque en une bibliothèque vidéoludico-littéraire. Le nom «Vil de Ville» fut gardé pour ne pas trop enrager la population. Il y a techniquement une salle de cinéma intacte à l’intérieur, préservé au contraire des quelques centaines de bobines brûlées par le gouvernement. Le reste fut démoli, métamorphosé en un grand lieu où des œuvres inutiles et des textes plus que capitales cohabitent dans un même espace.
C’est dans cette bibliothèque où Clark passe son temps à travailler comme simple libraire. C’est là aussi que la plupart des textes sur les mutations des dernières années sont classifiés.
C’est un sujet que Clark a strictement demandé de se spécialiser. Ces cauchemars arrivent trop souvent pour qu’il n’ai pas au moins une sorte de curiosité dangereuse. Est-ce que la poésie sadique de ses rêves est entrecroisée avec ce phénomène des dernières années?
Il ne pourra pas convaincre son superviseur de lui donner des fichiers que la bibliothèque considère comme confidentiels s’il arrive tout le temps en retard.
Le tramway commence son chemin et Clark s’installe avec cinquante autres personnes dans ce long véhicule à cinq wagons. Chaque wagon d’un tramway peut prendre une dizaine de personnes, si le but est de rester confortable.
Cela signifie cependant que plusieurs aiment quand même l’utilisation de leur voiture. L’automobile les amène plus facilement vers leur destination, avec moins de restrictions routières et moins de gens avec qui se coller dans un non-consentement collectif.
Clark Deschaines est un excellent conducteur. L’idée d’embarquer dans une voiture le crispe. Il préfère passer son temps à se promener dans des engins mécaniques avec d’autres personnes.
Il se sent plus en sécurité, plus en contrôle.
De sa poche, il peut sentir la vibration de son cellulaire, un appareil parfaitement circulaire avec un clavier caché dans le dos. Il s’en va pour le prendre, mais pas avant d’être distrait par la télévision du Tramway qui s’ouvre brusquement.
«Bienvenue bienvenue, gens d’Atmos, à cette édition spéciale de “Sphère de Ville”! Avec ce 18 degrés matinale, juste un tic frisquet, on peut être sûr que notre brillant soleil va reprendre le dessus avec un bon 22 degrés plus tard dans l’après-midi!»
Une jeune fille, dans la tranche d’âge de Clark, avec des cheveux rocambolesques et des lunettes rondes, porte fièrement son complet de travail et son microphone entre ces mains. Les citoyens dans le tramway, Clark inclut, ont leurs yeux fixés sur l’écran.
«Oh wow! C’est Musika de la station de nouvelle!»
«Woah! Elle est sympa!»
«Je n’arrive pas à y croire, elle est mignonne dans ce veston cravate!»
La dizaine d’hommes se met à garrocher des compliments de droite à gauche tel un groupie. Musika, grand sourire aux lèvres, lance un clin d’œil suggestif à la caméra (bon d’accord c’est quand même adorable), comme si elle savait qu’un paquet de bouffons dans un tramway lui lancerait des louanges.
Presque tous les hommes expriment leur enchantement face à cette perle du monde des médias. Les deux femmes forcées d’assister à ce spectacle dans le tramway sont indifférentes et regardent plutôt dans la direction du jeune Deschaines.
Clark se garde une énorme gêne, préférant cacher son visage maintenant rouge que de rejoindre les cons qui salivent pour une personne qu’ils n’auront jamais accès de proche.
Les gens de Troposville ne voient pas ailleurs que Troposville. C’est une règle de classe sociale que très peu de gens arrivent à faire transfuge.
Musika prend soudainement des airs plus sérieux et replace ces lunettes avec son doigt d’honneur. Ce détail semble anodin, mais les hommes du wagon ont toujours leurs yeux plaqués à l’écran.
«Mesdames et Messieurs, faites très attention! Le nombre de cas d’anomalies et de mutations a encore augmenté, particulièrement, vous ne le croirez jamais, à Troposville.» Elle dit avec un ton sarcastique. «26 mutations en l’espace de deux mois. Vingt-six!»
En répétant ce nombre, Musika frappe le pupitre où elle est installée. On peut percevoir dans ces yeux de la colère. Pourtant, Clark voit un certain jeu d’acteur derrière la frustration présentée à l’écran, désensibilisé.
«Je veux que vous gardiez ce nombre en tête et qu’on se demande qu’est-ce que les citoyens de Troposville mange pour que 86,13 % de ces transformations se produisent, comme par miracle, dans cette ville!»
L’ambiance rose et flatteur prend une tournure maigre. En même temps, on entend des voitures de police aux loin. Il est déjà 6 h 50.
«Bref, tout ça pour vous informer que, de nouveau, toutes personnes qui passent par les barrières qui délimitent les autres cités à Troposville vont être soumises à un examen probatoire avant chaque entrée. Présentez votre passeport qui a votre lieu de résidence à l’entrée. Toute personne qui essayera de passer sans faire le test aura une belle grosse amande et une arrestation d’un mois.»
Les hommes auparavant sous le charme de Musika se mettent à se plaindre.
«Les connards d’Exosville! Ils nous jettent encore de la propagande au visage pour se laver les mains!»
«Comment je vais faire pour voir ma fille à Stratosville maintenant!?»
«Ils vont vraiment nous drainer jusqu’à la dernière goutte. On va être la cible du gouvernement pour ces histoires de mutations jusqu’à cet été.»
Ce tas de commentaires donne la nausée à Clark. Les forces du gouvernement placent souvent des restrictions sur Troposville, et ça bien avant qu’il ait acquis le statut d’adulte. Cependant, c’est chaque semaine que les mutations augmentent, et pour ne rien donner de concret.
Rien d'autre que des nouvelles sans progrès pour Clark. La seconde où il pourrait changer de ville, une partie de lui le ferait sans perdre une seconde. Pourtant, c’est ici que Clark a choisit de parier sa vie entière…
6 h 53.
Clark arrive bientôt à son lieu de travail, là où il pourra penser à autre chose que ces annonces sombres.
Au moins Musika a raison.
Il fait beau aujourd’hui.

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