Vendredi 24 mai — 10 h 15

Cette fois-ci, Clark s’est levé à l’heure. Il est déjà parti travailler.

Il a laissé à Jano un « merci » coincé entre les dents avant de partir 15 minutes en avance pour la bibliothèque, ce qui surprit le jeune homme aux cheveux orangé.

Les souvenirs d’hier sont un peu flous. Il se souvient vaguement d’avoir donné quelque conseil à Clark et avoir de la misère à dormir. Ce qu’il a dit à Clark lui sort complètement de l’esprit cependant.

Jano travaille dans une firme plus que banale.

Si Jano devait participer à la société d’une certaine manière, ce serait certainement du confort de sa maison. Ce qui est un peu bizarre avec son choix de travail, c’est que son intérêt pour le Web est tertiaire, un peu partout, mais jamais centré sur un endroit.

Le design ne l’intéresse pas. La programmation l'a rendu assez curieux pour finir ses études de base. L’écriture sur le Web ne lui plait pas assez pour commencer à écrire.

Sa forme d’art n’est pas dans la beauté numérique ni dans la littérarité.

Lui, ce qu’il aime, c’est l’art martial. Ce travail n’est là que pour payer le loyer, rien de plus.

On pourrait s’arracher la tête à parler de la compagnie, sur quoi ils se spécialisent, leur mission d’entreprise, mais si la voix dans son rêve savait à propos du véritable charabia, il y aurait déjà eu mentions des nombres interminables de rencontres en ligne, des tâches parfois hors de son champ d’expertise, le tout parsemé de rappel restrictif de son boss sur les clients ultras riches pour lesquelles ils travaillent.

Encore un autre message.

« Nous, une compagnie de merde venant d’une ville de merde, avons la grâce opportunité. De participer à l’économie de Stratosville ! Avec un peu de chance, nous aurons des contrats à Exosville ! Nous deviendrons une plus grande compagnie ! Alors, faites votre travail ! »

Ce patron, sans nom et sans scrupule, n’est rien qu’une tête enflée. Jano, comme tout le monde, hoche leur tête sur leur écran et répond avec un ton de service à la clientèle « Bien sûr, monsieur le directeur ».

Ce matin, il se tape une formation sur une nouvelle plateforme à explorer pour la compagnie, quand il reçoit une invitation pour une conversation privée intitulée « Montée de lait hebdomadaire ».

Ça c’est le genre d’appel que Jano aime recevoir un vendredi matin. Surtout qu'il a pu s’obstiner pour ne pas travailler les vendredis après-midi.

La seconde où il rentre dans la conversation, la déchéance est en pleine marche.

« Quel bozo ! Avoir des contrats à Exosville, ça fait des années qu’on se fait rejeter, peu importe à quel point la compagnie grandit. En plus, on est en perte dans nos chiffres d’affaires ! », s’affole une femme clairement dans la quarantaine, un habitué de l’industrie.

« Si ça continue comme ça, Jano va perdre son emploi », sort le collègue chiant qui te sort des blagues à en manquer de respects.

« T’inquiètes, beau gosse. Si ça continue comme ça, on va tous perdre notre emploi. J'ai de temps pour regarder des séries. On aurait dû travailler dans le cinéma, surtout toi Sylvie », exprime Jano, en pointant à la femme dans la quarantaine. « Tu es vraiment bonne pour raconter des histoires ! »

Bien que Sylvie apprécie généreusement ce compliment, les deux employés savent que Jano aime détourner les conversations vers des sujets moins profanes, moins vulgaire pour son subconscient, même lorsqu’on ne fait que raller sur le vilain patron d’une firme plus ou moins inoffensive de Troposville.

C’est comme ça que la conversation n’avance guère pendant cinq minutes, jusqu’à la mention d’une nouvelle un peu étrange.

« En tout cas », reprend l’employé chiant « je ne sais pas si vous avez vu, mais un autre mec aurait disparu sans laisser de trace cette semaine. »

La conversation reprend sur un ton plus sévère. Jano laisse un petit rire nerveux, prêt à trouver une façon d’exprimer un manque d’intérêt pour le sujet. Sylvie le coupe avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit.

« Ouais, j’ai entendu ça ce matin. Ça devient un peu bizarre tout ça, non ? Ça en fait trop qui disparaisse ou s’enfuît de la ville ! »

Jano se met à s’agiter. S’il pouvait trouver une issue hors de cette conversation, ce serait incroyable.

« Ben écoute, tu vois, je crois que la police est dans le coup ! Il y a un trou qui se forme dans le plafond de Vil de Ville, puis soudainement, paf ! Leur prime suspect disparait ! Je pense que la police essaie de propager cette idée que Troposville est une ville dangereuse ! »

Oh misère, et l’idiot recommence avec ses théories du complot.

« Et pourquoi au juste ? », demande la femme, nonchalante fasse aux accusations de son collègue.

« D’après toi ? Ils veulent que Troposville disparaisse de la carte d’Atmos ! Bande de sales hypocrites ! »

Jano n’est plus exactement sûr de qui son collègue vient de traiter d’hypocrite, soi le gouvernement, soi les deux autres employés qui l’écoutent à moitié. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il est sur le point de se cogner sa tête sur son bureau.

Soudainement, il voit une sortie au bout du tunnel.

Un autre employé veut lui poser des questions sur un site qu’il a programmé récemment.

« Bon, dommage, mais le travail m’appelle ! Bonne discussion tout le monde ! Merci et bonne fin de semaine ! »

Jano leur sort son classique sourire trop forcé avant de faire courir sa souris vers le bouton pour sortir de la rencontre.

Jano pousse un soupir de soulagement, avant de passer à la dernière heure et demie de son travail. Le pauvre respire tellement fort qu'il rend sa balayeuse jalouse.

* * * * *

Vendredi 24 mai — 10 h 25

Clark respire dans toute la profondeur de ses poumons. L’homme chauve cherche toute la force intérieure qu’il peut trouver pour son test ultime.

Ce matin, un peu moins de cinq plutôt, il a vu sa princesse, sa charmante demoiselle aux cheveux vert émeraude, la splendide sérénité de Riana, entrer dans Vil de Ville.

De la fumée sort de ces narines alors qu’il observe sa bien-aimée (dans sa tête en tout cas) discuter avec la directrice Tayla. Son boss semble ne pas être trop en forme ce matin. C’est un rituel de ne pas se sentir aptes à travailler aux deux semaines, mais de se pointer quand même.

Clark n’a que deux armes à sa disposition pour accomplir sa mission : le charme que tout le monde n’arrête pas de lui rappeler, et la vive mémoire des conseils que Jano lui a donnés le soir dernier.