Je me bornai à sourire et à hocher la tête. Pas question de prendre le risque de parler tant que je ne savais pas à quoi m’en tenir. J’avais compris assez rapidement qu’un monde où on pouvait assister à un meurtre dès les premières minutes de son arrivée était un monde dans lequel il fallait être prudent.
Shârazad me fit signe de la suivre et me conduisit dans une maison, que je supposai être la sienne. Elle ne comportait que deux pièces, une chambre chichement meublée et une cuisine-salle à manger-chambre d’enfants. C’était par là que l’on entrait. Je gravai aussitôt dans ma mémoire le petit évier (apparemment sans eau courante), la longue table patinée et ses deux bancs, et un peu plus loin, le foyer et une pile de nattes et de couvertures. Je présumai que cela devait servir au couchage des enfants, et si je comptais bien, ils étaient au moins trois.
Shârazad me guida vers la chambre, une autre pièce très simple où ne se trouvaient qu’un lit deux places et un coffre. La fenêtre, simple trou garni d’un rideau, donnait sur la forêt. Elle sortit une robe longue du coffre, m’indiqua par signes que je devais la mettre et quitta la pièce.
J’en déduisis qu’une femme devait habiter là et j’en fus bizarrement soulagée. La robe que je devais mettre était grise, rapiécée, sans manches et équipée d’une cape très chaude que l’on pouvait facilement dégrafer et rattacher. Les gens de ce pays, s’ils n’étaient pas riches, étaient manifestement accoutumés aux changements de température fréquents. Une ceinture de cuir complétait l’ensemble, ce qui me permit de bien caler mon livre sous ma robe.
Je retournai m’asseoir auprès des personnes âgées et observai. Shârazad m’apporta un morceau de pain que je m’efforçai de ne pas avaler trop goulûment. Je lui fis un signe amical et repris ma contemplation.
Les adultes ne rentrèrent qu’à la nuit tombée. Shârazad se mit à parler à toute vitesse à un homme et à une femme, que je supposais être ses parents. Ils finirent par acquiescer et m’invitèrent chez eux.
Il me fallut deux mois avant d’enfin comprendre la langue. Deux longs mois à observer, mon livre caché en permanence contre mon flanc. Deux mois à écouter, à jouer les vieilles dames déboussolées quand on m’adressait la parole.
Je retenais patiemment, bribe par bribe, tout ce que je pouvais comprendre, et je tentais de déduire par moi-même le reste. J’appris que je me trouvais en Arabophonie et que tous les matins à l’aube, les adultes du village partaient couper du bois dans la forêt. Les personnes âgées étaient supposées veiller sur les enfants, mais en réalité, ils étaient libres de faire presque tout ce qu’ils voulaient. Shârazad, étant la plus âgée, tâchait de s’occuper de ses frères et sœurs (au nombre de quatre : deux frères et deux sœurs).
Je voyais donc très peu leurs parents. Mohammed, le père, était un véritable colosse qui entretenait sa hache avec amour. Presque toujours de bonne humeur, il s’intéressait à tout ce qu’avaient fait ses enfants durant la journée, et c’était un spectacle amusant de voir cet immense bonhomme utiliser ses muscles pour soulever les plus jeunes dans les airs en les portant à bout de bras. Il mettait tout de suite à l’aise, mais c’était aussi le genre d’homme dont on avait envie de gagner la reconnaissance.
Naïma, la mère, était plus réservée, presque taciturne, mais ses interventions étaient respectées et suivies de tous. Elle était considérée comme trop faible pour couper le bois et s’occupait donc de le transporter, mais elle aurait pu vaincre tous mes anciens collègues au bras de fer sans le moindre effort. Elle avait de longs cheveux noirs très volumineux qu’elle maintenait à l’aide d’une large bande de tissu, et, comme je le compris vite, elle n’aimait ni les enfants pleurnichards ni les gens qui se plaignaient. « A chaque jour suffit sa peine » semblait être son credo, et même plus : un mode de vie.
Quand je fus certaine de comprendre tout ce qui pouvait se dire, je me remis à parler, en prenant garde à faire passer mes hésitations et erreurs pour des troubles de vieille dame. Je prétendis être amnésique et avoir oublié tout ce qui précédait mon arrivée sur la place.
Mohammed et Naïma échangèrent un regard indéchiffrable.
- Tu te souviens même plus de ton nom ?
Je secouai la tête. Les petits, apparemment effrayés par cette perspective, se mirent à pousser des murmures impressionnés, et Naïma elle-même avait l’air ébranlé.
- Eh bien, on continuera à t’appeler La Vieille Dame. Ca te dérange pas, au fait ? conclut-elle.
- Non, bien sûr.
Ainsi fut fait, et la vie continua, jusqu’au jour où Ahmed, le plus jeune des cinq enfants, tomba d’une échelle et se cassa la jambe.
Le soir venu, la famille se réunit autour de la table, arborant des visages soucieux.
- D’abord, c’est pas ma faute, ze voulais nourrir les poules, et y a la ssauve-souris qui m’a fait peur, et ze suis tombé ! cria le petit depuis la chambre où il était allongé.
- Merci, Ahmed, grogna son père. Qu’est-ce qu’on fait, alors ? Il ne peut pas se lever. Qui va l’nourrir et changer ses pansements ?
- Je peux le faire, offrit Shârazad.
- Et qui c’est qui va s’occuper des autres ? Les vieux hiboux vissés à leur banc ? Non. Naïma, on pourrait peut-être négocier pour qu’un de nous…
- Tu n’y penses pas ! s’écria-t-elle. Les quotas ! La prune vient dans moins d’un mois et…
Je laissai couler cette dernière phrase que je ne comprenais pas ; même si je détestais cela, l’explication viendrait plus tard, d’une manière ou d’une autre. Il fallait que je sois patiente.
Quant à la réponse à la problématique de base, elle était pourtant évidente.
- Moi, je peux le faire. Je m’occuperais d’Ahmed.
Le soulagement put se lire instantanément dans les yeux de Mohammed, mais Naïma, comme à son habitude, était plus circonspecte.
- Tu sauras lui faire la cuisine, la Vieille Dame ? Et le surveiller pour pas qu’y s’casse l’autre jambe ? Surtout que je le connais, celui-là, dès que t’auras le dos tourné, il fera tout pour sortir du lit.
- Je saurais.
Du moins, je l’espérais. La dernière fois que je m’étais occupée d’un enfant de cet âge, c’était mon neveu, et il avait récemment fêté ses cinquante ans. Naïma eut un regard qui signifiait « Avons-nous le choix ? », mais n’objecta rien.
Le lendemain matin, je me réveillai en même temps que les enfants, et je constatai que Mohammed et Naïma étaient déjà partis. Ils avaient emporté le sac de riz (provenance : Amanglésie) pour le donner à la personne âgée en charge de cuisiner pour tous les enfants. Une petite portion, destinée à Ahmed et moi, avait été posée bien en évidence sur la table.
Ahmed, justement, était en train de pousser des gémissements très convaincants. Je me levai difficilement, car si je m’étais habituée à dormir par terre, mes articulations me faisaient souffrir le martyre.
- Mon pansement me gratte, ça fait trop longtemps qu’il est pas ssanzé, et puis Papa m’a fait qu’un bisou avant de partir et z’en voulais deux !
J’entrai dans la chambre et baissai les yeux, ce qui me permit de constater que le bandage était flambant neuf.
- Bien essayé, Ahmed. Mais Papa et Maman ont changé ton pansement ce matin. La preuve, tu me parles d’un bisou que Papa t’a fait avant de partir.
Shârazad, qui arrivait derrière moi, éclata de rire.
- Bravo, la Vieille Dame ! Il ne faut surtout pas te faire avoir par ce petit monstre !
- Papa dit touzours que c’est moi le pire de tous, ajouta Ahmed, fier comme un paon et pas honteux pour deux sous de son mensonge.
Les autres enfants s’empressèrent de filer pour de nouvelles aventures, Shârazad sur leurs talons, tentant de leur rappeler une dernière fois de ne pas se casser quoi que ce soit.
- Vieille Dame ! Mon pansement me gratte touzours !
Je compris vite que ce n’était pas la cuisine qui allait me poser le plus de difficultés ; du reste, je m’en étais doutée. Ahmed ne cessait de se plaindre, de tenter de descendre du lit – auquel cas je le sermonnais et il boudait avant de recommencer. Il m’agaça très vite, et je dus prendre sur moi pour ne pas le remettre violemment à sa place ; j’avais beau être patiente, je ne supportais ni qu’on me prît pour une idiote, ni qu’on me manque de respect, et Ahmed faisait les deux. Mais j’avais accepté cette tâche pour soulager Mohammed et Naïma, qui avaient déjà bien assez de soucis comme cela, et comme marque de gratitude. Il était de mon devoir de leur aider où je le pouvais, même si cela impliquait un marmot insupportable.
De surcroît, je n’avais pas d’enfants, ni l’habitude d’un public aussi jeune. Quand il s’oublia sous lui, nous fûmes obligés d’entreprendre une manœuvre délicate pour le sortir du lit, et je me chargeai de la lessive déplaisante, ce qui nous mit d’une humeur massacrante tous les deux.
Il ne me fallut guère plus de deux heures pour comprendre que je devais trouver une solution coûte que coûte. L’infanticide étant à exclure d’emblée, je pris le parti de lui raconter une histoire.
Il en fut instantanément captivé, pour mon plus grand soulagement. J’avais choisi l’épisode mythologique d’Icare, une valeur sûre. Il m’en réclama une autre, puis une autre…
Le soir même, il évoquait avec emphase les aventures entendues la journée, et trois jours plus tard, tous les enfants du village s’entassaient dans la petite pièce pour m’écouter.
Mon rôle de conteuse ne me déplaisait pas, car la mythologie m’a toujours passionnée, et elle est facile à raconter de vive voix. Néanmoins, son intérêt majeur résidait dans les questions que les enfants me posaient, qui m’apprenaient tout ce qu’il y avait à savoir sur l’endroit où je me trouvais. Il me fallut du temps pour cesser de me formaliser des interruptions incessantes, mais ainsi, j’avais beaucoup plus de matière pour réfléchir et comprendre que dans les simples conversations quotidiennes qui se tenaient à table tous les soirs.
Ce fut le cas, par exemple, lors de l’épisode de la naissance d’Hercule.
- L’enfant qui naquit fut baptisé Hercule.
- Le Dieu Zeus avait bien choisi le nom ! s’écria Ahmed, surexcité.
Totalement inconsciente de ce qui se jouait et désireuse de retourner à mon histoire, je répondis :
- Je ne crois pas que Zeus ait donné un prénom à l’enfant. C’est certainement sa mère, Alcmène, qui a choisi, puisqu’il était déjà reparti sur l’Olympe depuis longtemps. Vous savez, Zeus…
- Alors, quel dieu a donné le nom ?
J’avais beau apprendre, je n’aimais pas spécialement qu’on me coupe la parole, aussi répondis-je sèchement (et, sans doute, assez naïvement) :
- Aucun.
A l’expression des enfants, je compris immédiatement que j’avais fait une bêtise. Ils semblaient à la fois terrifiés et sidérés.
- C’est impossible ! cria Ahmed.
Je ne sus pas quoi répondre. Je ne comprenais pas ce qui les mettait dans un tel état, et j’avais totalement perdu le contrôle de la situation. Il fallait absolument que je le reprisse, mais comment était-ce possible, alors que j’ignorais ce qui était attendu de moi et que je n’avais aucun indice pour…
- La Vieille Dame vous fait marcher, dit calmement Shârazad. Quand Hercule est né, Zeus l’a vu de l’Olympe, parce que les dieux de la Grèce sont pareils que les nôtres, ils voient tout. Alors, il a écrit le nom d’Hercule et tout ce qui lui arrivera dans sa vie sur un morceau de papier. Il l’a brûlé, et le papier est arrivé en Grèce. Le prêtre l’a vu et l’a gardé, puis il est allé voir Alcmène pour lui donner le nom de son fils. Et son destin s’est réalisé, comme c’était écrit sur le papier, comme la Vieille Dame va vous le raconter.
Je savais déjà que Shârazad était la plus assidue de mes auditeurs, mais je découvris à cette occasion à quel point elle avait bu mes paroles et expressions, qu’elle utilisait à la perfection. Son discours avait replongé les enfants dans l’histoire, que je pus reprendre avec une sérénité apparente. Mais mon esprit tournait à mille à l’heure tandis que je racontais.
Les détails au sujet du papier brûlé et du prêtre n’étaient destinés qu’à moi, je le savais. La petite était de toute évidence pleine de finesse, se pouvait-il qu’elle eût deviné quelque chose à mon sujet ? Mais surtout… Un papier brûlé… Comme moi ?
Comments (0)
See all