Shârazad me tira par la manche, m’entraînant vers la fenêtre. Elle sauta à terre et m’aida à passer à mon tour.
- Vite, vite !
Nous courûmes à toute vitesse jusqu’à la forêt.
- File ! Il faut pas qu’ils te trouvent !
Mon cerveau se remit à fonctionner, et je mis de l’ordre dans les pensées qui se bousculaient en les exprimant à voix haute :
- Non, si je m’enfuis, ça équivaudra à des aveux, il vous tuera. Il faut que… qu’ils croient que je suis morte. Est-ce que ce sont les prêtres qui s’occupent des morts ?
La petite n’avait visiblement pas tout suivi de mon raisonnement.
- Non, dit-elle, c’est Fatima qui…
- Ca ira. Va chercher la corde du puits, vite. Cache-la sous tes vêtements. Personne ne doit te voir avec, tu as compris ?
Elle détala, et je l’attendis pendant ce qui me semblait une éternité, craignant d’entendre le prêtre arriver, ce qui pouvait advenir à tout moment…
Elle finit par revenir, hors d’haleine. Je pris fébrilement la corde et la nouai sous mes aisselles.
- Cet arbre a l’air assez touffu. Aide-moi à y monter et à attacher la corde à une grosse branche. D’en bas, ils croiront que je me suis pendue.
Comment allais-je pouvoir tenir pareille position, je l’ignorais, mais j’aurais tout le temps d’y penser une fois installée. Shârazad s’apprêtait à me faire la courte échelle quand elle se figea.
- C’est eux. On a pas le temps, cache-toi derrière ce buisson, vite !
Ses jeunes oreilles avaient perçu ce que les miennes n’avaient pas encore saisi : Mohammed, Naïma et le prêtre débouchaient d’un sentier.
- Je le sais bien, disait le prêtre, qu’elle pourrait être n’importe où dans la forêt. J’ai tout mon temps… jusqu’à demain matin, ensuite, il faudra que je prenne des mesures qui risquent de vous sembler quelque peu expéditives.
Il aperçut alors Shârazad, qui se tenait entre eux et le buisson.
- Voilà quelqu’un qui va pouvoir nous renseigner. Petite, as-tu vu la Vieille Dame ? demanda-t-il d’un ton condescendant au possible.
- Elle est morte !
Et Shârazad fondit en larmes.
Ses parents et le prêtre tentèrent de la calmer pendant quelques minutes. Je me demandai un instant où elle avait obtenu de tels talents d’actrice. Mais surtout, je me rendais désormais compte de toute la folie de mon plan initial, jamais je n’aurais dû rester, et s’il arrivait quelque chose à Mohammed, Naïma et leur famille, je ne me le pardonnerais pas…
- Vas-tu nous dire ce qui s’est passé, petite ? dit le prêtre, agacé.
- On s’est vues dans la f… forêt, bégaya Shârazad. Elle m’a dit qu’elle rentrait chez elle à La Mecdinraqqalepdad, qu’elle était riche… J’me suis dit qu’elle débloquait, comme d’habitude… J’ai essayé de la retenir… Alors elle a dit qu’on était juste des gros bou… bouseux, et qu’elle le dirait au Régent et que vous n’auriez plus le droit de vendre le bois et que c’était bien fait… J’é… J’étais en colère, je l’ai poussée… Sa tête a cogné une pierre et elle bougeait plus…
- Qu’as-tu fait du corps ?
- Enfin, elle est pas en état de répondre ! s’emporta Naïma.
Elle regardait sa fille avec beaucoup d’attention.
- Je l’ai p… poussé dans la rivière et il est parti…
Je retenais mon souffle, le prêtre allait-il la croire ? Et s’il ne la croyait pas, aurais-je le courage de sortir et de me dénoncer ? Mais si je le faisais, ne les mettrais-je pas encore plus en danger ?
- La vieille est morte, donc, et c’est toi, petite, qui l’a tuée. Tu sais ce que ça signifie. Tu as trahi les lois d’Arabophonie.
Shârazad renifla bravement.
- Oui. Je peux dire au revoir à mes parents et à mes frères et sœurs ?
- A tes parents, si vraiment tu y tiens. Mais tu ne peux pas retourner au village pour tes frères et sœurs.
- C’est mieux comme ça, j’pense, dit Naïma, qui semblait figée comme une statue de sel.
Mohammed ne cachait pas son chagrin. Des larmes roulaient sur ses joues et se perdaient dans sa barbe.
- Alors c’est ça que tu as choisi.
- Je n’avais pas le choix, répliqua la petite, c’était trop injuste.
- Et c’est juste pour toi, maintenant, ce qui t’arrive ?
- C’est juste pour vous.
Le prêtre, heureusement, ne saisissait pas le double-sens de cette conversation, il regardait en direction du village avec l’air de s’ennuyer ferme.
Les parents éplorés embrassèrent leur fille, chacun à leur tour. Naïma lui chuchota quelque chose à l’oreille, puis ils repartirent, Mohammed, Naïma et le prêtre en direction du village, Shârazad en direction de la forêt.
Je me contraignis à attendre encore d’être sûre qu’ils soient bien partis, morte d’angoisse pour la petite, puis je sortis de mon fourré et empruntai le chemin qu’elle avait pris.
Shârazad m’attendait, assise au milieu de la clairière, ses bras entourant ses genoux. Elle avait les yeux rougis, mais semblait calme ; moi aussi, du reste, alors qu’intérieurement j’étais bouleversée. Les mots sortirent avant que je ne pusse les ciseler convenablement :
- Je suis désolée. Je suis désolée, vraiment, je sais que ça n’a aucun sens de le dire, pardon, je n’aurais jamais dû…
- Laisse tomber, c’est pas ta faute. Tu as jamais demandé à venir ici, hein ?
Sa formulation demandait une simple confirmation, mais le désespoir dans sa voix disait qu’elle n’en savait rien, que c’était juste la dernière chose à laquelle elle pouvait se raccrocher. Naturellement ! On lui avait dit, sa vie durant, que je n’étais qu’un démon. Elle en savait encore moins que moi sur ce qui m’était arrivé – et je n’en savais vraiment pas grand-chose.
- Non. Je n’ai jamais demandé à venir ici.
- Bon. Alors on y va.
Elle se leva d’un bond et stupéfaite, je la suivis.
- Où ça ?
- La Ville Sans Nom.
Je commençais à connaître suffisamment Emprèsis pour savoir que tout avait un nom, choisi par les dieux. Cette ville me paraissait de mauvais augure.
- C’est là où vont les traîtres, m’expliqua Shârazad, anticipant ma question suivante. Il y a deux types de traîtres : ceux qui trahissent la loi, comme moi – sa voix trembla – et ceux qui trahissent l’Ordre des Choses.
« Comme moi », complétai-je intérieurement.
- On dit que ce sont des monstres, des abominations, et que si on les laisse sortir, ils détruiront le monde. Mais c’est peut-être pas vrai, si ça se trouve. Puisque toi, tu n’es pas un démon. Enfin, je crois pas.
Je m’empressai de la rassurer.
- Non, je ne suis pas un démon. Je suis un être humain, promis.
- Tu me donneras les détails plus tard, d’accord ? Ca m’intéresse vraiment d’en savoir plus sur le Monde des Dieux, mais aujourd’hui, je crois que je suis pas d’humeur à ça.
- Je comprends. Ne t’inquiète pas.
Nous continuâmes à marcher, vers le Sud. Si tant est que le Sud à Emprèsis soit dans la même direction que le Sud de la Terre. J’étais pleine de sentiments contradictoires, et d’une intensité que j’avais rarement ressentie au cours de ma vie. Et même si j’étais perdue, effrayée et entourée d’incertitudes sur l’avenir, et Dieu sait à quel point je déteste ça, j’étais égoïstement contente d’être aux côtés de Shârazad. La petite était intelligente et vive, mais aussi d’un courage impressionnant.
- C’est à cause de moi que tu es là, et j’en suis désolée, dis-je, prise d’une inspiration subite. Je ne peux rien faire pour changer ça, mais sache que tu peux compter sur moi.
Shârazad sourit. Évidemment, elle avait compris.
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