Je m’armai d’un pied de chaise qui traînait là et Shârazad prit le lance-pierres qu’elle s’était fabriqué sur la route. Je me précipitai dans le salon aussi vite que je pus – c’est-à-dire pas beaucoup – et Shârazad me suivit.
L’intrus nous attendait, assis sans aucune gêne dans mon fauteuil. C’était un tout jeune homme d’environ vingt-cinq ans, aux cheveux bruns ondulés mi-longs et aux traits fins et androgynes. Son nez, légèrement tordu, avait visiblement été cassé. Il portait des vêtements de velours marron vaguement semblables à ceux à la mode au XVIème siècle et une longue cape bleu nuit, qui me permit de reconnaître l’inconnu nous ayant conseillé de nous installer ici.
- Bonsoir. A votre place, je poserais ce truc – vous risquez vraiment de tuer quelqu’un avec ça.
Son ton amical était démenti par un sourire ouvertement moqueur. En effet, que pouvait bien faire une vieille dame en chemise de nuit armée d’un pied de chaise ?
Ce constat ne fit qu’accentuer la colère provoquée par l’insolence de ce jeune homme, bien que je restasse perplexe. Son attitude n’était pas celle d’un cambrioleur, alors que pouvait-il bien nous vouloir ? Cela avait-il un quelconque rapport avec notre installation dans ce bâtiment ?
- On ne vous a jamais appris à frapper avant d’entrer chez les gens ? aboyai-je. Vous savez, ce que font les personnes polies ?
A défaut de savoir ce qu’il nous voulait et pourquoi il nous avait conseillé cette maison, il eut peut-être été plus prudent de me taire, mais c’était une question de principe.
Son sourire s’élargit et il me tendit la main.
- Lorenzo, enchanté. Mes amis m’appellent Lorenzaccio. Mes ennemis aussi, alors n’hésitez pas.
- Je lui lance des pierres ou pas ? me demanda Shârazad en arabe.
- Pas encore, répondis-je dans la même langue. On va attendre de voir ce qu’il veut.
- Tu traduis ?
- Je traduis.
Dédaignant la main tendue – et sans lâcher mon pied de chaise – je m’assis dans le petit fauteuil de Shârazad sans le quitter des yeux, tandis qu’elle-même s’asseyait sur le tapis, lance-pierres chargé à portée de main. Je notai que ma fatigue s’était envolée ; comme quoi, même à soixante-dix-huit ans, on peut encore ressentir les effets de l’adrénaline. J’aurais dû le savoir, d’ailleurs, depuis le temps que j’étais à Emprèsis… Ces quelques mois m’avaient fait l’effet d’années.
Je fis un effort pour me concentrer à nouveau sur mon interlocuteur et lançai :
- On attend toujours de savoir ce que vous faites là, vous savez.
Lorenzo attendit que je finisse de traduire à l’attention de Shârazad, puis répondit :
- Je viens voir comment vous vous portez.
Je n’y crus pas une seconde et levai un sourcil se voulant suspicieux – le même que je réservais autrefois aux élèves qui me juraient que le chien avait mangé leur version à rendre la veille. Il ajouta :
- Sincèrement. Je suis au courant de tout ce qui se passe en Ville et je tiens à veiller sur les nouveaux.
Il suffisait d’avoir des yeux pour se rendre compte d’à quel point il était éloigné de l’archétype du parfait philanthrope. Sauf erreur de ma part, il était en train de me prendre pour une imbécile.
- Peut-on savoir au juste pourquoi ? Et veuillez retirer vos pieds de mon fauteuil.
Il s’exécuta avec une lenteur délibérée.
- Mais pour savoir à qui vous serez utiles, bien sûr. Rejoindrez-vous les mendiants, jurerez-vous allégeance à des personnes peu recommandables ? Allez-vous prostituer cette jeune fille, devenir ouvrière clandestine, faire du commerce, rejoindre la Garde, racketter les mercenaires à coups de pied de chaise – mal parti, si vous voulez mon avis – ou tenter de déclencher une révolution ? Voilà ce que je suis venu vérifier.
Je traduisis à Shârazad comme je pus, en omettant la partie sur la prostitution, avant de répliquer :
- Et vous, qui servez-vous ?
- Personne.
Bien entendu.
- Je ne vous crois pas.
Il écarta les bras d’un geste désinvolte.
- A qui servirais-je donc ? Je ne suis qu’un pauvre hère tentant d’échapper à son destin. Je connais la Ville mieux que personne. Je suis nulle part et partout. Je mendie quelquefois, je me promène librement dans chaque cercle, me prostitue occasionnellement et travaille irrégulièrement. Je discute avec les mercenaires comme avec Jésus et je me fous des révolutions. Bah, un Lorenzaccio !
Il s’appuya à nouveau contre le dossier du fauteuil, visiblement très satisfait de sa tirade. Il me vint à l’esprit que Musset ne l’aurait pas renié, mais je chassai cette pensée et croisai les bras, déterminée à montrer que je n’étais pas impressionnée. Cependant, j’avais été trop intriguée pour m’empêcher de demander :
- Il y a un Jésus ici ?
Il acquiesça.
- Oui, c’est un type bien. Je vous le présenterais si vous voulez.
« Tu verras. Un jour, tu rencontreras Jésus, et il te dira que ta conduite est un péché. Et ce jour-là, ma fille, je te garantis que tu payeras ton arrogance ». Les mots de ma mère, intacts malgré leurs soixante ans bien tassés, se réinvitèrent dans ma mémoire sans le moindre scrupule. C’était le jour où je lui avais annoncé que je ne souhaitais pas me marier, mais continuer mes études, et l’espace d’un instant, je me demandai si ma ô combien merveilleuse éducation catholique me poursuivrait jusqu’à ma mort. Il fallait croire que oui, si elle m’avait accompagnée jusqu’à un monde où les écrivains étaient des dieux et les gens prédestinés…
- Loi ou Ordre des Choses ?
- Pardon ?
Il soupira. Je jetai un coup d’œil à Shârazad en traduisant et vis qu’elle regardait intensément notre interlocuteur.
- Si vous êtes ici, c’est que vous avez trahi. Soit vous avez trahi les lois de votre pays, l’Arabophonie si je ne m’abuse, soit, plus grave, vous avez trahi l’Ordre des Choses.
- Ordre des Choses défini par les prêtres, je présume.
Shârazad m’avait déjà expliqué tout cela, mais je cherchais à gagner du temps. Il sourit.
- Vous présumez bien.
Nous passâmes encore quelques instants à nous jauger, puis, voyant que je n’étais pas disposée à répondre, il lâcha :
- Vous pouvez me le dire, vous savez. On a tous trahi, on est là pour ça, et il n’y a aucun prêtre pour vous punir puisque c’est déjà fait. Et vous avez toujours entendu que les traîtres à l’Ordre des Choses sont d’affreux démons qui rêvent de vous tuer, mais c’est faux. La preuve : je suis le pire traître à l’Ordre des Choses que je connaisse, donc de la Ville, et vous êtes sur le point de lâcher ce ridicule pied de chaise et de me raconter toute votre vie.
Je souris malgré moi.
- Loi pour moi, intervint Shârazad avant même que j’eusse fini de lui traduire l’intégralité de cette dernière réplique.
Ne pouvait-elle pas attendre ? Les intentions de Lorenzo étaient encore loin d’être claires, et…
- Qu’a-t-elle dit ?
Quand le vin est tiré, il faut le boire. Je traduisis, mais me promis de me renseigner sur lui autant que possible auprès de sources variées – et de faire la morale à Shârazad.
- Qu’est-ce que tu as fait ? lui demanda-t-il, en s’adressant directement à elle plutôt qu’à moi, ce que j’appréciai.
- J’ai dit que je l’avais tuée.
Il siffla entre ses dents.
- Intéressant. Plus que je ne l’aurais imaginé au premier abord. Et vous, Madame ?
- Ordre des Choses. Je viens de la Terre – l’endroit que vous appelez Monde des Dieux.
Il sourit ironiquement et attendit la suite, mais me voyant imperturbable, il sembla pris d’un doute et se tourna vers Shârazad.
- Elle n’est pas du genre à faire des blagues ?
- Non.
- Oui, c’est ce que je pensais, marmonna-t-il.
Il était désormais pâle comme un linge et semblait presque fiévreux.
- Vous venez vraiment de… de là ?
- Oui, de la Terre.
Je me tus, estimant inutile de poursuivre. Je connaissais déjà trop Emprèsis pour ne pas me douter d’à quel point il serait dangereux de développer davantage.
Il me fixa, toujours aussi pâle, et il éclata de rire.
Comment décrire le rire de Lorenzaccio ? Encore aujourd’hui, alors que je crois l’entendre, je me le demande. Le rire de Lorenzaccio est un rire fou, cynique et désespéré, un rire de tragédie, de mort et de solitude. Il ne vous donnera jamais envie de rire également, il peut vous faire pleurer ou vous inspirer de la compassion, vous mettre en colère ou vous faire douter, mais il n’a rien de joyeux ou de tendre. Cela, je l’ai compris dès ce soir-là ; j’ai entendu, dans ces éclats de rire cassants comme du verre, la plus grande solitude qui soit.
Quand il se calma enfin, j’étais restée impassible, mais Shârazad, visiblement un peu effrayée, était crispée sur son lance-pierres. Il me regarda droit dans les yeux et dit :
- Vous, vous êtes du genre à déclencher les révolutions. Et peut-être même à les gagner.
Ses yeux à lui étaient vairons, l’un d’un bleu pâle presque gris, l’autre d’un brun très clair, moucheté de vert, et ils ressemblaient à des puits sans fonds. Je n’avais jamais eu d’âme de poète, mais j’eus l’impression qu’on pouvait se noyer dans ces yeux là, et je continuai à les regarder, aussi captivée par eux que par les paroles prononcées par leur propriétaire. J’étais bien placée pour savoir que le destin n’existait pas, mais elles avaient d’indéniables accents prophétiques.
- Sauf si on meurt de faim, intervint Shârazad, pragmatique. Comment on fait pour se procurer de la nourriture, ici ?
Nous sursautâmes de concert et je m’empressai de traduire. Lorenzo, tout en me regardant par en-dessous, répondit :
- Normalement, il faut soit travailler, soit être sous la protection de quelqu’un de puissant. Vous devriez aller au port, demain. Demandez Marina de ma part. Elle fait fabriquer pas mal de choses ici. Si vous travaillez pour elle une matinée par jour, vous devriez avoir de quoi vous nourrir.
Je commençai immédiatement à soupeser ce conseil et ce qui avait pu le motiver, mais là encore, je craignais que nous n’eussions pas le choix. Je n’aimais pas l’idée d’être redevable à quelqu’un, et encore moins la certitude de ne pas connaître les conséquences de cette dette.
Lorenzo réfléchissait.
- Vous connaissez donc mon destin, Madame ?
- Oui. Souhaitez-vous que je vous le dise ?
- Non.
Cela m’eût pourtant semblé un désir légitime... Constatant ma surprise, il ajouta :
- J’ai eu ma vérification. Aucun Emprèsisien n’aurait affirmé ça comme ça. Et de plus…
Il se leva et épousseta sa cape, ménageant son effet.
- … je le connais déjà. Bien, je crois que nous avons terminé. C’était très instructif, Madame.
- Constance.
- Constance. Ca vous va bien, les cheveux détachés, vous avez l’air moins sévère qu’en chignon. Oh, et vous devriez remettre une bûche dans le feu.
Je jetai un coup d’œil à la cheminée, tout en cherchant une réplique bien sentie – connaître mon nom ne lui donnait pas droit à des excès de familiarité tels que des jugements sur ma coiffure. Quand je me retournai, quelques secondes plus tard, il avait disparu ; ce jeune homme avait visiblement le sens du théâtre.
- Je ne sais pas si c’était une très bonne idée de lui avoir dit ce que nous avions fait. Nous ignorons tout de lui et je suis loin d’être sûre qu’on puisse lui faire confiance. Il faut absolument être plus prudente à l’avenir.
Shârazad haussa les épaules, et le peu de cas qu’elle semblait faire de mon avis m’agaça.
- Tu lui as bien dit ton nom.
- Ce n’est pas pareil.
Elle m’écoutait à peine et gardait le regard fixé sur le fauteuil vide. Ma curiosité m’encouragea à jeter l’éponge et à poser la question qui me taraudait depuis le départ de notre visiteur :
- L’as-tu vu partir ?
Elle fit non de la tête.
- Tu crois qu’il m’apprendra à faire ça ? demanda-t-elle, les yeux brillants.
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