Quand la fumée se dissipa, nous pûmes voir que cela venait de la tourelle, en face de chez nous. Shârazad s’y précipita, et je la suivis plus pesamment, me perdant en conjectures sur les causes qui avaient pu la provoquer. La technologie à Emprèsis, si on excluait certains bateaux du port, me semblait plus proche du Moyen-Âge que d’une époque durant laquelle des choses peuvent exploser…
Nous entrâmes prudemment dans la tourelle, où il faisait chaud et sombre.
- Ohé ? Il y a quelqu’un ? appelai-je.
Un bruit de toux me répondit.
- Par ici. Je crois que ma table de travail m’est tombée dessus.
En me guidant à la voix de la personne, sans prêter attention au verre brisé qui crissait sous mes pieds, j’arrivai près d’elle et sentis en effet une table. Shârazad me rejoignit, et à nous deux nous parvînmes à la soulever.
La personne qui gisait dessous toussa, puis tâtonna et craqua une allumette, qui illumina brièvement un visage féminin et des cheveux roux et frisés.
- Sortons, dit-elle. Il faut que ça aère un peu, ici.
Elle se dirigea pesamment vers la fenêtre, qu’elle ouvrit en grand, dévoilant une montagne de meubles renversés et de débris plus étranges les uns que les autres, puis nous sortîmes.
A la lumière du jour, nous voyions mieux notre voisine. Elle avait une quarantaine d’années et portait un tablier couvert de taches de suie, de brûlé ou de produits indéterminés. Sa robe vert d’eau était relativement propre, malgré d’évidentes traces d’usure. Elle avait un visage assez commun et quelques kilos que d’aucuns considéreraient comme « en trop », mais ses cheveux était tout à fait remarquables. Très longs, frisés très serré et incroyablement volumineux, ils lui servaient visiblement de vide-poches. Sous les mèches d’un roux flamboyant, je distinguai un crayon, une plume, plusieurs vis, des fils électriques et un tube à essai, ce qui en disait déjà assez long à son propos.
Elle me tendit la main d’un geste ferme.
- Scarlett, enchantée.
- Constance.
Elle se tourna ensuite vers Shârazad, à qui elle fit également une poignée de main énergique.
- Et toi, tu t’appelles comment ?
- Shârazad, dit-elle sans que j’eusse besoin de traduire.
- Merci beaucoup, Constance et Shârazad.
Scarlett tira de ses cheveux une cigarette et un briquet, puis commença à fumer, ce qui parut la détendre.
- Qu’est-ce qui a explosé ? demandai-je.
- Ma nouvelle machine.
Elle parlait avec un léger accent américain.
- Je travaille sur le moteur à explosion à l’aide d’un substitut de pétrole, mais ça ne marche pas bien, et je ne sais pas si je dois accuser le substitut ou refaire mes calculs. C’est vraiment compliqué à reproduire de mémoire.
Je traduisis à l’attention de Shârazad, conservant en français les mots « moteur à explosion » et « pétrole » à défaut de connaître leur équivalent arabe. J’étais extrêmement surprise : Emprèsis connaissait donc le moteur à explosion ?
- C’est quoi, un moteur ? demanda Shârazad.
Le visage de Scarlett s’éclaira ; elle venait d’échapper à une explosion, était miraculeusement indemne, mais rien ne semblait lui faire plus plaisir que de parler de son expérience. Ses yeux verts avaient un éclat de passion qui me rappela mon professeur de littérature latine de la Sorbonne, spécialiste d’Antiquité tardive, paix à son âme.
- C’est un appareil qui permet de faire avancer des choses. Tu as déjà vu une voiture ? Tu peux aller à cinquante kilomètres-heures avec ça ! Tu montes dedans, tu l’allumes et elle roule dix fois plus vite que si tu courais. On irait d’ici à la capitale en quelques jours à peine !
- Combien, exactement ? demandais-je, intéressée.
J’ignorais jusqu’alors que les voitures existaient à Emprèsis, et comme je n’en avais jamais vu au village, je les supposai réservées aux prêtres. Je savais qu’ils étaient centralisés à la grande capitale, cependant l’idée que je me faisais de la géographie d’Emprèsis était clairement lacunaire.
- Je ne sais pas. Les cartes sont conservées à la capitale, au Collège du Monde, et je n’en ai vu qu’une fois.
Elle sembla seulement remarquer les voiles et cordages que nous portions toujours.
- Qu’est-ce que c’est ?
- On travaille port, dit Shârazad dans un français balbutiant.
Scarlett sourit.
- Dis donc, pour une nouvelle, tu parles déjà très bien français. Ne t’inquiète pas, le reste viendra vite. Tu seras bientôt meilleure que moi !
Shârazad sourit à son tour, ravie du compliment, tandis que je me demandai comment Scarlett savait que nous étions nouvelles, mais je gardai ma question pour moi. Le nombre d’impairs commis en cette journée me semblait largement suffisant.
- Et vous, c’est votre travail le moteur ?
- Pas vraiment. J’ai eu accès à des techniques que les dieux envoyaient et depuis que je suis ici, j’essaie de les reproduire pour les vendre. C’est moi qui ai fait le monte-charge du port, et puis l’horloge de la Place. Un chef de réseau m’a aussi demandé des pistolets, des armes très dangereuses, mais j’ai dit que c’était trop compliqué. Je déteste ça, mais dans le monde où nous vivons, l’éthique doit passer avant la science.
Cette scientifique me plaisait bien. Elle nous invita chez elle, et nous l’aidâmes à ranger son atelier. Situé au rez-de-chaussée de la tour, il occupait tout l’espace en une seule pièce circulaire, et ressemblait à l’archétype de l’atelier du savant fou qu’on peut trouver dans les livres d’images : étagères murales garnies de bric-à-brac, feuilles couvertes de notes illisibles punaisées au mur ou traînant n’importe où, outils divers, plantes séchées, cornues et tubes à essai, liquides multicolores, rien ne manquait.
Notre hôtesse s’occupa ensuite de changer les ampoules ; j’appris plus tard qu’environ un quart des bâtiments de la Ville disposaient de l’électricité, et ce grâce à elle.
Nous nous installâmes ensuite dans son salon pour travailler et elle insista pour nous aider, jurant qu’elle préférait cela aux calculs qui l’attendaient, ce qui nous permit de discuter pendant le reste de la journée.
J’avais commencé par l’ourlet d’une voile, avec une aiguille et du fil gentiment prêtés par Scarlett. Shârazad lui posait toutes sortes de questions sur ses travaux, auxquelles elle se faisait un plaisir de répondre, et tantôt j’assurais la traduction, tantôt nous aidions Shârazad à comprendre ou à s’exprimer en français.
Alors que Scarlett racontait en riant sa propre arrivée en Ville, je profitai de l’occasion pour demander :
- Un certain Lorenzaccio vous aurait-il rendu visite, par hasard ?
J’estimais que plus j’en saurais sur lui, mieux cela vaudrait.
- Bien sûr. Il a été le premier à croire que mes expériences pourraient intéresser quelqu’un. C’était lui qui me mettait en contact avec mes clients, moyennant commission, évidemment.
Évidemment.
- On a arrêté quand j’ai commencé à être connue, parce que les gens savent qu’ils peuvent venir me voir quand ils veulent fabriquer ou réparer quelque chose. Mais je l’invite de temps en temps, histoire de donner des nouvelles. Ou plutôt, c’est lui qui s’invite.
- Ah, il a aussi cette déplaisante habitude avec vous ?
Elle gloussa.
- Avec tout le monde, et je crains que ce ne soit pas la pire de toutes.
- Moi je l’aime bien, dit Shârazad, mais Constance se méfie.
- Naturellement que je me méfie. Il n’a pas l’air très fiable et je ne comprends pas ses motivations.
- Le contraire serait surprenant. J’ai beau le connaître depuis quelques années, il m’échappe toujours. Et bien sûr qu’il faut se méfier de lui, mais ça n’empêche pas de l’apprécier.
Cette dernière remarque m’était de toute évidence adressée, mais je ne partageais absolument pas cette position.
Je suis peut-être vieux jeu, mais l’amitié m’a toujours semblé devoir reposer sur la confiance.
Shârazad hocha la tête et réfléchit quelques instants à ces paroles, puis elle regarda distraitement mon travail, me l’enleva d’autorité et me remit deux brins de corde à la place.
- Est-ce si mauvais ? demandai-je, mi-contrite mi-amusée.
J’avais décidé très tôt que les livres étaient plus intéressants que les raccommodages, et la dernière fois que j’avais touché à une aiguille remontait largement à cinquante ans.
- C’est censé être droit et régulier. Je croyais qu’il n’y avait qu’Ahmed pour faire des ourlets par…
Elle s’interrompit brutalement ; c’était la première fois qu’elle évoquait sa famille depuis que nous étions parties.
Scarlett eut le tact de changer de sujet, tandis que la petite, qui s’était refermée comme une huître, décousait mes points d’un geste rageur. Pour la seconde fois de la journée, je me sentais assez démunie vis-à-vis d’elle.
Mes années de métier m’avaient depuis longtemps permis de comprendre qu’il n’y avait rien de simple à entretenir des relations avec des adolescents. Toutefois je découvrais seulement la difficulté supplémentaire qu’induisait la prolongation de la relation en dehors la salle de classe, et rien ne m’y avait préparée. Sans compter l’attachement… J’étais plus liée à cette gamine en quelques jours que je ne l’avais été avec qui que ce soit de tout le reste de ma vie. J’avais pourtant été mariée deux fois, mais cela n’avait absolument rien de comparable. Si j’avais eu des enfants, peut-être… mais ce n’était pas le cas et je n’en avais guère conçu de regrets.
Nous mangeâmes également chez Scarlett, un délicieux rôti de veau agrémenté de pommes de terre, et je me promis de partager avec elle, d’une façon ou d’une autre, ce que nous gagnerions le lendemain.
Quand nous prîmes congé, il faisait presque nuit et sensiblement froid ; les vêtements arabophones aux capes amovibles étaient extrêmement pratiques dans ces cas-là, quoiqu’un peu chauds pour la journée. De ce que j’avais pu voir, le climat de la Ville était bien plus clément et moins changeant que celui d’Arabophonie, pourtant je me demandais s’il comportait des saisons.
J’ouvris la porte, posai nos voiles et cordages terminés dans l’entrée, et allumai une lampe.
La lumière était déjà allumée dans le salon, et je ne fus que modérément surprise de voir Lorenzaccio, qui semblait plus fatigué que la veille, assis dans mon fauteuil.
- Alors, cette première journée en Ville ?
- Et bonsoir ? répondis-je, satisfaite de lui rendre la monnaie de sa pièce, même si son manque de politesse m’exaspérait.
Il inclina gravement la tête, mais je devinai un sourire masqué.
- On a été voir Marina, comme tu avais dit, dit Shârazad.
- Cette chère Marina. Comment va-t-elle ?
- Elle t’a traité d’immonde bâtard.
Je traduisis, éprouvant un plaisir mesquin (mais assumé) à répéter l’insulte, et Lorenzaccio sourit.
- C’est tout ?
- Ce n’est pas si mal, non ? Et encore, l’injure perd à la traduction.
- Mais connaissant Marina, je m’en tire à bon compte. Elle a vraiment dû aimer. Bien, laissons là les anecdotes et revenons à l’essentiel. Vous avez fait connaissance avec Scarlett. Elle vous a retenues toute la journée. C’est bien.
Je me sentis vraiment agacée – pour changer. Surveiller, il n’y a pas d’autre mot, ce que nous faisions, c’était une chose, mais en parler comme si c’était parfaitement normal en était une autre.
- Pour qui vous prenez-vous ? Mêlez-vous donc de ce qui vous regarde. En quoi cela vous concerne-t-il, les personnes que nous fréquentons ?
Il croisa les jambes et dit :
- Cela m’apprend des choses sur vous, ma chère. Vous interrogez Marina et Scarlett sur moi pour vous faire une idée de qui je suis, moi je regarde comment vous vous entendez avec elles et j’en apprends autant, voire plus. D’ailleurs, j’aurais encore quelques personnes à vous présenter.
- Notre bien-être n’entre donc pas dans vos considérations ?
- Je ne l’ai jamais prétendu.
- Je ne vous croyais pas capable d’autant de franchise, dis-je avec légèreté, attendant de voir où cette conversation allait nous mener et commençant à l’apprécier.
- Je suis beaucoup plus imprévisible que malhonnête, je le crains. Si vous n’êtes pas surprise d’une manière ou d’une autre à chaque fois que vous me voyez, c’est que vous vous y prenez mal.
Je ris franchement.
- Ne serait-ce pas plutôt vous qui vous y prendriez mal, dans ce cas ? Qui n’arriveriez pas, malgré vos efforts désespérés, à entrer dans le personnage que vous vous êtes fixé pour l’heure, pour la journée ou simplement pour la circonstance ?
Il resta muet quelques instants, ce qui me surprit.
A raison. Croyez-moi, cela n’arrive pas si souvent.
A ce moment-là, j’étais partagée entre une indiscutable aversion pour ce jeune homme (certainement due au grand cas que j’ai toujours accordé à ma vie privée et à mes principes), et un début de sympathie. Lorenzaccio, avec infiniment de lenteur, de précision et de maladresse était en train de me séduire à coups d’intelligence acérée et de théâtralité vive.
- Pour une vieille dame revêche, vous êtes perspicace, dit-il finalement.
- Je vais le prendre comme un compliment, car je préfère sincèrement être perspicace qu’imprévisible.
- Votre intégrité me laisse pantois.
- Je vous en prie, vous devriez essayer un de ces jours. Cela vous ferait du bien.
- Certainement pas, répliqua-t-il en souriant. Enfin. Je vais prendre congé pour ce soir et vous laisser vous reposer.
- Vous aussi, vous devriez, lançai-je dans un élan que je ne m’expliquais pas. Vous avez mauvaise mine.
- Oh.
Il parut troublé.
- Merci du conseil. Bonne nuit, Constance. Salut, Shârazad.
Il se leva, et ce faisant renversa son fauteuil, ce qui, naturellement, lui procura une diversion suffisante pour s’éclipser discrètement.
Shârazad et moi allâmes nous coucher. Je crois qu’elle s’endormit assez vite, en ce qui me concernait, ce fut difficile ; les évènements de la journée tournaient en boucle dans ma tête.
J’ignorais encore si j’aimais cette vie ou cette Ville, mais j’étais curieuse, au sens le plus neutre du terme, de savoir ce qu’elles me réserveraient le lendemain.
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