Un mois après notre arrivée en Ville, Shârazad et moi étions relativement bien installées dans notre nouveau quotidien. Tous les matins, nous apportions nos travaux de la veille à Marina, puis nous nous promenions sur le marché du port et nous mangions, principalement du poisson, avec du riz ou simplement du pain. Le reste de la matinée était consacré au travail. L’après-midi, nous nous racontions des histoires en français, ce qui faisait progresser Shârazad avec plaisir. Elle avait également pris l’habitude de partir vagabonder avec les autres enfants de la Ville, et même si cela m’inquiétait un peu, j’appréciais de la voir fréquenter des jeunes de son âge et estimais que cela ne pourrait lui faire que du bien.
En relisant ce paragraphe, je me rends compte que notre vie telle que je l’ai décrite semble très calme, studieuse et solitaire, mais en réalité elle ne l’était pas tant que ça. Nous fréquentions assidûment Scarlett, et Shârazad aimait à me montrer ce qu’elle découvrait de la Ville.
C’était un matin, au port, qu’elle avait rencontré ses nouveaux amis : un groupe d’enfants crasseux jouait à la balle, et un des plus grands d’entre eux l’avait envoyée vers elle. Je lui avais juré que je pouvais acheter le poisson sans elle et qu’elle n’avait qu’à revenir plus tard à la maison. Ce fut un vrai plaisir de la voir courir insouciamment, de la voir, pour la première fois depuis que je la connaissais, déposer le fardeau de ses responsabilités. Je me promis néanmoins de m’assurer qu’elle ne se laisserait pas influencer par l’hygiène pour le moins douteuse de ces nouvelles fréquentations…
Elle rentra en fin d’après-midi et s’excusa aussitôt de n’avoir pas participé aux travaux de la journée.
- Ne t’inquiète pas, dis-je, pour une fois, ce n’est pas grave. Et je pense que tu peux tout à fait te permettre d’aller jouer un après-midi de temps en temps, cela ne suffira pas à nous faire mourir de faim.
Elle acquiesça, s’assit dans son fauteuil, se releva immédiatement, prit la voile qu’elle avait commencé la veille et continua son ourlet.
Pour ma part, j’étais en train de relire mon exemplaire de la Vie de Néron, que je ne portais plus sous mes vêtements, me contentant de le dissimuler sous le coussin de mon fauteuil afin de l’avoir à portée de main. Les livres et la lecture me manquaient plus que jamais.
Je voyais bien que Shârazad était préoccupée et pris le parti d’attendre qu’elle me parle d’elle-même. Il s’écoula pratiquement un quart d’heure avant qu’elle ne finisse par dire :
- Tu sais, avec les garçons… on a pas fait que jouer.
Je fus prise d’un affreux doute, mais la laissai poursuivre.
- Vers midi, tout le monde avait faim, mais on avait pas d’argent. Alors ils ont volé une grosse miche de pain à un boulanger. J’ai refusé de participer, mais j’ai fait le guet et j’ai mangé ma part. Tu crois que c’est mal ?
Rassurée, je pris le temps de la réflexion avant de répondre ; la question était délicate, et mon positionnement vis-à-vis de la petite fille l’était encore plus. Néanmoins, bien qu’elle ne fût pas ma fille, il était hors de question de taire mes principes pour préserver je ne sais quel statu quo, aussi répondis-je :
- Le vol n’est pas quelque chose de bien. Tout le monde ici essaie de gagner son pain, tout le monde est pauvre et tout le monde se bat pour survivre. Je suis sûre que tu n’aimerais pas que quelqu’un nous prenne nos voiles et nos cordages pour les vendre et s’acheter son repas, non ? Le vol, ce n’est pas seulement s’approprier quelque chose qui n’est pas à soi, c’est aussi s’approprier le travail qui a permis de l’obtenir. « Qui vole un œuf vole un bœuf ». C’est toujours grave de voler.
C’était une bonne synthèse de ce que j’en pensais, mais elle avait l’inconvénient de me donner la détestable impression que le fantôme de ma mère parlait par ma bouche, alors je m’empressai d’ajouter :
- C’est vrai, ce que je viens de te dire, mais ce n’est pas toujours aussi simple. Ces enfants n’avaient pas d’argent pour se nourrir, c’est bien ça ?
- Oui, répondit la petite, mortifiée. Jia Baoyu m’a dit que les parents ont tous beaucoup d’enfants, ils n’arrivent pas à les nourrir, alors ils se débrouillent tous seuls.
D’où l’importance de nuancer ses propos ; ma morale n’était pas rigide à ce point-là, et j’en étais fort satisfaite.
- Vaut-il mieux voler ou mourir de faim ? Il me semble que la première solution est la meilleure. Le prix d’une miche de pain, à mon sens, ne vaut pas une vie humaine.
- Mais moi, je n’ai pas besoin de voler.
Nous y étions : là se situait un cas éthique que n’aurait pas renié Saint Augustin, et qui méritait d’être dûment réfléchi. Heureusement, c’était ma spécialité, et je me sentais beaucoup plus à l’aise à discuter de morale qu’à arrêter un voleur. Cette pensée me remit en mémoire le fâcheux souvenir de notre première promenade au port, alors je m’empressai d’ajouter :
- Non. Toi, tu as le choix de voler ou pas, de participer ou non à chaque étape, de la décision au partage en passant par le guet et le vol lui-même.
- Tu crois pas que c’est plus grave de prendre le pain que de le manger après ?
- Ce que je crois n’a aucune espèce d’importance.
Elle manifesta sa surprise, nul doute que je ne l’avais guère habituée à ce type de position, et je poursuivis :
- C’est de toi qu’il s’agit. Il y a des règles morales, et il y a la réalité. Tu es dans la réalité, et tu as le choix de suivre ces règles ou non. C’est à toi de savoir quel choix te permettra d’être heureuse et en paix avec toi-même. C’est ça, vivre. Tu comprends ce que je veux dire ?
Je m’efforçais d’effacer mon être personnel pour me situer en tant qu’adulte, tout en n’étant ni trop permissive, ni trop autoritaire, mais c’était loin d’être facile. Je me répétais constamment que je n’étais pas la mère de Shârazad, qu’elle était presque une adulte aux yeux d’Emprèsis, et que tout ce que je devais faire était l’aider à réfléchir à ses choix. Cela me semblait incroyablement difficile.
Je fus soulagée de voir que Shârazad semblait prendre en compte ce que je lui disais, et y réfléchir sérieusement. Je ne pus m’empêcher de me demander à quel point l’adolescence bouleverserait tout cela, et si la fameuse « crise » était aussi inévitable qu’on le disait.
- Je crois que j’ai bien choisi, dit-elle finalement. Mais est-ce que, de temps en temps, je pourrais prendre ma part de ce que nous paie Marina et m’en servir pour acheter à manger et partager ?
- C’est une bonne idée.
Nous continuâmes tranquillement à lire et à travailler, ce que j’appréciai avant d’aller me coucher, notant que Lorenzaccio n’était pas apparu, sans savoir si je devais m’en réjouir ou m’en inquiéter.
Quelques jours plus tard, je partis me promener en compagnie de Scarlett. Comme Shârazad mais à ma manière, j’aimais prendre le temps de découvrir la Ville, et disposer d’un guide était très agréable – même si ce guide s’arrêtait tous les dix pas pour noter une idée, ramasser des débris « intéressants » ou saluer des gamins dépenaillés.
- Normalement, c’est la vieille dame qui a mal à ses articulations qui s’arrête, pas les jeunes filles ! dis-je en souriant, au bout de la dixième ou douzième fois.
Bien des dames de son âge auraient apprécié d’être appelées jeunes filles, mais Scarlett n’était pas de cette trempe-là.
- Vous avez mal aux articulations ?
- J’ai soixante-dix-huit ans et il y a du brouillard, donc oui, j’ai mal aux articulations.
- J’ai déjà essayé de concevoir des prothèses, mais je n’ai pas les compétences médicales nécessaires, alors elles sont très rudimentaires.
- Je ne crois pas encore avoir besoin d’une amputation, mais merci tout de même !
- Et elles sont fichtre pas mal, vos prothèses, mam’zelle Scarlett, dit une grosse voix.
Nous nous retournâmes et vîmes un homme édenté, à la démarche claudicante, qui venait de sortir d’une rue adjacente. Scarlett le salua chaleureusement et entama aussitôt la conversation.
Je vis alors un attroupement au bout de la rue et décidai d’essayer de voir ce qui se passait. Laissant là ma compagne et son ami, je m’approchai de la foule, qui était nombreuse, et, pour autant que mon nez pût en juger, moyennement propre.
C’était une véritable cohue, mais je parvins à me faufiler, et mon champ de vision s’élargit quand un dos massif se déplaça vers la droite.
Un homme et deux femmes étaient debout et légèrement penchés vers le sol. Ils portaient tous les trois un brassard jaune, et je notai que l’homme était noir et qu’une des femmes avait une coiffure étrangement compliquée, mais je ne distinguais pas leurs visages. Un instant, j’eus l’impression qu’ils se tenaient par la main, mais un cri me détrompa bien vite.
J’avançai d’un pas. Deux d’entre eux forçaient un homme à se tenir debout tandis que le troisième le frappait ; leur victime semblait inerte, mais elle était presque complètement dissimulée par la foule et par ses tortionnaires.
J’étais choquée par l’attitude des spectateurs : ils regardaient, avec une sorte de joie vengeresse pour certains, mais principalement avec gravité, je dirais même presque avec concentration. Pourquoi cet homme subissait-il ce traitement ? Les brassards jaunes signifiaient forcément quelque chose, mais quoi ?
J’avais l’impression de voir chaque coup au ralenti et j’apercevais de temps à autre des flaques de sang et des touffes de cheveux blancs. Les cris de l’homme m’emplirent les oreilles, et j’étais subitement devenue incapable de penser, l’image du matelot saignant du nez et de Shârazad en larmes s’imposant à moi avec violence.
Je n’allais pas laisser ce pauvre vieillard se faire brutaliser. Quelles qu’en soient les raisons. Même si j’en ignorais la teneur. Même si je ne savais pas. Qui étaient ces gens. Pourquoi. Pourquoi. Aucune importance. Je ne pouvais pas rester debout. Pas rester cachée comme dans les buissons à mon arrivée. Je devais agir. Je devais bouger. Seul choix. Être bien et heureuse avec soi-même. Que dirait Shârazad.
J’allais agir, j’allais agir, je devais le faire, je devais intervenir, mais comment, je ne savais pas, mais il le fallait, alors il fallait que je commence par avancer, allez Constance, un pas, ta jambe droite, Constance, où est ta jambe droite, bouge ta jambe droite, déplace-la, oui, un pas, c’est ça, pourquoi, je vais agir, je dois agir, j’agis, encore un pas, c’est cela…
- A votre place, je ne ferais pas ça.
La voix me sortit brutalement de mon vertige, et si j’avais encore la tête qui tournait, je fus capable de voir ce qui se passait autour de moi et d’en prendre conscience. J’étais tout devant, aux premières loges de l’horreur qui était en train de se jouer, et à mes côtés se tenait Lorenzaccio.
- Pourquoi ?
J’étais reconnaissante d’avoir enfin la possibilité légitime de m’arrêter et de poser des questions, de réfléchir, et je m’en voulus aussitôt.
- Il a essayé de s’enfuir.
Il fallait impérativement que je redémarre, mais je ne savais pas où trouver la force de le faire, et j’étais déjà en train de me concentrer sur le sens de cette phrase.
- Je croyais qu’on était libre de sortir quand on voulait, mais qu’une fois dehors, n’importe qui pouvait nous tuer ?
- C’est cela. Si vous sortiez maintenant, vous auriez une espérance de vie d’environ deux heures.
Le vieil homme poussa à nouveau un cri déchirant qui me fit frissonner.
- Alors, fis-je, dans un effort désespéré pour me concentrer sur autre chose, n’importe quoi, pourquoi est-ce que… est-ce que…
J’étais incapable de formuler ce qui était en train de se passer, je n’arrivais même plus à le regarder.
- Pourquoi est-ce qu’il se fait tuer maintenant ? Parce qu’il a choisi de trahir la Ville.
- Hein ?
Je ne dis jamais « hein », c’est disgracieux au possible, aussi je vous prie de le mettre sur le compte de mon état psychologique d’alors et de n’en pas tenir compte.
- S’il avait simplement voulu se suicider en sortant, comme les gens le font parfois, on l’aurait laissé fuir. Mais lui… Il a fait la bêtise de croire à une légende. Le bruit court, en Ville, que si on vit ici pendant cinquante ans, on peut sortir et refaire sa vie ailleurs en toute impunité.
- Et c’est vrai ?
- Personne n’est jamais revenu pour le confirmer. Et quand bien même ce serait vrai ? Vous reviendriez cinquante ans après être partie, tous ceux que vous connaissiez seraient morts, et comme vous n’auriez pas intérêt à raconter ce que vous auriez vécu ici, vous ne pourriez rien reconstruire. Si vous voulez mon avis, c’est une chimère qui encourage les nouveaux à essayer de survivre. C’est déjà rare d’atteindre cinquante ans en Ville, alors cinquante ans depuis son arrivée…
J’entendis un os craquer, ce qui produisit un son assez semblable à celui de la tête de la jeune femme en train de se faire couper et qui s’était envolée, en décrivant un arc de cercle tout à fait gracieux… Je chancelai, luttant pour ne pas vomir, mais je ne pouvais empêcher mes jambes de trembler.
Lorenzaccio me prit par le bras pour me soutenir.
- Ma cape a déjà connu un certain nombre de fluides, mais je préfèrerais lui épargner celui-ci, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Il ne faisait pas mine de m’emmener ailleurs, et je ne savais pas si j’appréciais le geste ou si je lui en voulais pour cela. J’inspirai profondément.
- Je suis très touchée par votre sollicitude, dis-je d’un ton sarcastique – pourtant je l’étais sincèrement.
- Pour conclure, il est permis de croire à la chimère, mais pas de la réaliser, sous peine de se faire tuer par ses propres compatriotes. Pour trahison. La trahison est le principe même de notre monde, et la Ville n’y fait pas exception. La scène de cette rue n’est qu’une miniature. Vous la voyez, la beauté tragique de la marche d’Emprèsis ?
Un nouveau cri retentit sans que j’y prisse garde : Lorenzaccio avait l’air à la fois résigné et admiratif, ce qui m’indignait.
- Une beauté tragique ? C’est votre chimère de personnage qui se veut cynique et tourmenté, qui s’enferme dans une sorte de théâtralité morbide. Moi, je ne vois qu’un homme en train de mourir.
Un nuage de colère passa dans ses yeux, qu’il réprima aussitôt.
- Ca fait plaisir de vous retrouver, j’allais finir par croire que vous étiez devenue docile. Oh, mais dites-moi, vous voulez toujours sauver cet homme ? Vous allez laisser tomber la parlotte et passer à l’action, bien sûr ?
Cet homme, je lui avais complètement tourné le dos à présent, et je me savais incapable de me retourner. D’ailleurs, je ne le voulais pas non plus.
- Non.
- Ma théâtralité morbide vous salue bien bas.
- C’est ce qu’on va voir, marmonnai-je en m’éloignant résolument vers la rue.
Scarlett, que j’avais oubliée, me cherchait dans la foule, complètement désolée. Je lui dis de ne pas l’être et que j’avais appris bien des choses, puis elle me parla encore longtemps, mais je n’entendais rien de ce qu’elle me disait et je pris congé rapidement. Le monde semblait disparaître petit à petit autour de moi et seuls mes genoux, plus douloureux que jamais, me rappelaient à moi-même. J’ouvris la porte et m’installai dans un fauteuil. Il fallait vraiment que je réfléchisse.
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