Lorenzaccio m’entraîna dans un dédale de ruelles désertes, qui n’étaient éclairées que par un fin croissant de lune. Je faisais de mon mieux pour suivre ses grandes enjambées, mais mes genoux me faisaient décidément souffrir. Il s’arrêta plusieurs fois pour m’attendre et quand il me souffla que nous étions arrivés, j’étais hors d’haleine.
Nous étions en périphérie de la Ville, derrière plusieurs bâtiments écroulés face à un rempart qui avait l’air près de tomber à son tour. Une pile de caisses y était adossée et indiquait que l’endroit servait de réserve pour un contrebandier – et un contrebandier influent, s’il pouvait se permettre de laisser le tout sans surveillance.
Lorenzaccio me guida entre les gravats jusqu’au pied du rempart avant de me demander :
- Vous pouvez grimper ?
- C’est une plaisanterie ?
Évidemment que je ne pouvais pas grimper ! Il m’avait vue haleter comme un bœuf tout au long du trajet et il ne s’en doutait pas ?
Il regarda autour de lui, visiblement nerveux.
- Il faut qu’on trouve vite un endroit où vous cacher… Derrière les caisses. Là. Baissez-vous. Oui, ça devrait faire l’affaire.
- Et vous ?
- Je serais sur le rempart. Ne bougez pas avant que je vienne vous chercher.
Il s’évanouit dans la nuit.
Ma position était extrêmement inconfortable ; heureusement, une caisse traînait à l’écart et je pus m’en faire un siège. J’espérais tout de même que cela ne durerait pas trop longtemps.
Mon esprit se mit à vagabonder. Qu’est-ce que Lorenzaccio pouvait bien vouloir me montrer ? Nous n’avions pas rencontré âme qui vive sur le chemin, et l’endroit semblait tout aussi désert. Il me vint à l’idée que c’était typiquement le genre de décors où avaient lieu les meurtres dans les films policiers que mon ex-mari affectionnait, et j’espérai de tout mon cœur ne pas avoir encore à assister à une scène de violence.
Une silhouette se dessina entre deux bâtiments et avança dans ma direction sans faire le moindre bruit. C’est seulement quand il fut à trois mètres à peine que je reconnus Jésus. Il était seul, ce qui était déjà un exploit en soi, mais que faisait-il donc ici en pleine nuit ?
Il passa à côté de moi sans me voir et s’approcha du rempart. Les caisses le dérobaient à ma vue, mais je l’entendais gratter le mur et je compris qu’il était en train d’en retirer des briques.
Peut-être avait-il caché quelque chose dans le mur ? Utiliser les trous et fissures de la maçonnerie en guise de placard ou de coffre-fort était très courant en Ville.
- Salut. Oui, toi aussi tu m’as manqué.
Il parlait à quelqu’un de l’extérieur ! Je faillis en tomber de ma caisse sous le coup de la surprise, mais me repris à temps. Je voulus trouver le moyen de m’éclipser discrètement, sa conversation ne me regardait pas, puis il me vint à l’esprit que l’objectif de Lorenzaccio était probablement que je l’entendisse. Je le maudis intérieurement, mais n’eus d’autre choix que de rester à ma place.
- J’ai accueilli des nouveaux aujourd’hui. Ils avaient l’air perdu. Ils ont toujours l’air perdu. Je ne sais plus ce que c’est d’avoir l’air perdu, moi… Je suis celui qui a toujours l’air serein, c’est pour ça qu’ils viennent me voir. Et je les trahis. Tous. Toujours. Parce que je les écoute, je les soutiens, je suis leur roc, oui, mais en réalité, je ne pense qu’à toi et qu’à dehors. Tu imagines ? Être dehors… Être hors de cette ville étouffante, derrière ce rempart… J’en rêve tous les jours. J’écoute, je réponds, je me soucie sincèrement de ce qui se passe, mais derrière, je détruis le mur, ou j’agrandis le trou, ou je grimpe et je saute. Je suis mon propre mur. Ca me rend malade. Mais ce n’est même pas ça, le pire. Le pire, c’est que je me suis réfugié ici pour ne pas mourir, et maintenant que j’y suis, je ne rêve que de mourir dehors !
J’étais figée dans le noir. Il se mit à pleurer.
- Mais évidemment, je préfèrerais vivre. Avoir une maison, des enfants, et puis toi bien sûr, te connaître, te voir, te parler, et pouvoir dire tout ce que je pense. Enfin. C’est impossible. C’est impossible mais j’y penserais toute ma vie comme à quelque chose que j’ai perdu, alors que j’ai toujours su que ce ne serait jamais pour moi. Va comprendre. Tu sais ce qui me fait le plus peur ? Qu’un jour j’en aie tellement assez que je sorte vraiment. Ca me fait encore une hypocrisie de plus. L’unique raison pour laquelle je ne le fais pas, pour laquelle je ne sors pas quitte à mourir, c’est les autres. Ils ont besoin de moi. Je ne peux pas les abandonner. C’est pour ça que je suis encore là, vivant, jour après jour, au pied de ces murs. Les autres sont mes murs. Non, les prêtres, ce n’est plus la principale raison. C’est sûr, je préfèrerais ne pas leur donner la satisfaction de me tuer, mais si c’est le prix à payer pour être tranquille, pour en finir en ayant été dehors… Oui, je le ferais. S’il n’y avait pas les autres. Mais moi, je n’aime pas tellement vivre, si c’est pour vivre comme je vis depuis que je suis né.
Il se leva, recula de quelques pas et essuya du plat de la main les larmes qui avaient roulé sur ses joues et dans sa barbe.
- A bientôt. Je t’aime. Non pas comme j’aime tout le monde, mais différemment. Plus. Oui, je sais. Je sais. Je t’aime.
Il avança vers le mur à nouveau et je l’entendis remettre les briques, puis il fit demi-tour et partit comme il était venu, seul, silencieux, sans se retourner.
Ainsi se résolvaient les questions que je me posais sur Jésus, et cela m’attristait au plus haut point. J’avais déjà compris qu’il était seul, mais je ne m’étais jamais doutée d’à quel point, et combien j’aurais préféré avoir eu tort !
Ce que m’avait dit Lorenzaccio au sujet de la « beauté tragique de notre Ville » me revenait en mémoire, et j’étais obligée d’admettre que si la beauté était discutable, la tragédie était bien réelle. Jésus semblait s’être réfugié en Ville, comme moi, et comme combien d’autres ? Quelle horreur, de regarder ce mur en espérant mourir dehors. Est-ce que beaucoup de gens partageaient ce souhait ? Je ne me sentais pas concernée, mais serait-ce le cas de Shârazad, plus tard ? Et comment vivrait-elle quand je serais morte, ce qui risquait fort d’arriver d’ici une dizaine d’années ? D’ailleurs, quelle était l’espérance de vie à Emprèsis, et plus particulièrement en Ville ?
Lorenzaccio apparut soudainement devant moi.
- Alors ?
Bien sûr, lui ne voyait là qu’une expérience ou un spectacle, ce qui était certainement son moyen de se protéger. Toutefois, ce n’était pas le mien, alors je posai la question qui me taraudait depuis le début du monologue de Jésus :
- Qui est dehors ?
- Vous le savez, Constance. Je suis sûr que vous l’avez compris. Il n’y a personne.
Évidemment que j’avais compris, je voulais juste, je ne sais pas, un dernier espoir que ce ne fût pas vrai, qu’il y eût quelqu’un, n’importe qui, pour l’écouter…
- Le pauvre.
Je détestais immédiatement ce mot, il était tellement en dessous de ce que je ressentais, de ce que je voulais dire… Je me sentais parfaitement impuissante et démunie, et j’avais tellement honte d’avoir espionné, honte de n’avoir rien fait, j’étais furieuse contre les prêtres, contre ce monde si cruel et illogique, j’en voulais à Lorenzaccio de m’avoir emmenée mais je lui en étais reconnaissante, et je devais réfléchir, et…
Tout cela tournait dans ma tête tandis que je restais assise, muette, à l’ombre du rempart, et que Lorenzaccio tirait une autre caisse pour s’installer près de moi.
- Vous frissonnez. Voulez-vous un morceau de ma cape ?
- Non merci. On ne peut rien faire pour lui, n’est-ce pas ?
- A moins que vous ayez une idée… Mais je vois mal ce qu’on pourrait faire de bien, surtout sans lui dire ce qu’on a vu.
- Je ne sais pas. Il faut que je réfléchisse.
- C’est tout réfléchi. Ses monologues avec le rempart sont peut-être sa folie, mais aussi la dernière dignité qu’il lui reste, vous ne croyez pas ?
J’avais beau savoir qu’il avait raison, cela n’en faisait pas moins mal.
- Est-ce que cela lui arrive souvent ?
- Il regarde fixement le rempart tous les jours, ou alors il s’assied dessus. Quand ça dure plus de quelques minutes, c’est qu’il viendra ici le soir. C’est drôle, non ? Le plus sain, S-A-I-N, de nos concitoyens, et le plus saint, S-A-I-N-T, est en fait le plus fou…
La plaisanterie était minable, mais elle m’arracha un sourire. Je me demandai comment Lorenzaccio pouvait bien savoir que Jésus était supposé être saint, S-A-I-N-T, puisque le christianisme n’existait pas à Emprèsis. Peut-être qu’il était au courant de cela comme de tout ce qui concernait la Ville et les gens, peut-être qu’il avait entendu Jésus le dire au rempart, ou tout simplement que celui-ci le lui avait raconté. Oh, une dernière hypothèse : peut-être que Lorenzaccio connaissait la Terre plus qu’il ne voulait bien le dire. Peut-être même qu’il en venait… C’est avec cet espoir chevillé au corps que je demandais :
- Allons, Lorenzaccio. Racontez-moi ce que vous avez à me raconter, puis raccompagnez-moi à la maison.
Il serra sa cape autour de lui et regarda la lune, comme pour rechercher de l’inspiration, puis il se tourna vers moi.
- Vous êtes froide et impénétrable, Constance, mais vous n’êtes pas sans cœur. Vous parlez peu et vous pensez trop, mais le monde vous révolte. Je ne suis pas comme vous. J’aurais voulu l’être. En fait, je l’ai été, même si… Non. Ce n’est pas le plus important.
Il sembla soudainement déterminé, presque en colère.
- J’ai volé mon destin. Je suis entré dans le Collège de Conservation, j’ai cherché mon nom dans le Codex, je l’ai trouvé, j’ai été à l’étagère, j’ai pris les feuillets et je les ai lus. J’ai découvert que ma vie entière était un mensonge et je suis parti. Voilà. Venez, rentrons.
Je sentis tout le poids de ce qu’il ne m’avait pas dit, qui semblait pousser derrière ses mots. Je vis qu’il tremblait de tous ses membres, et après une légère hésitation, je posai une main sur son bras, délicatement, comme pour le calmer, pour lui signifier que j’étais avec lui.
Nous restâmes encore quelques instants sans bouger, puis il se leva. Je tentai de faire de même, mais un éclair de douleur traversa mes genoux et je dus m’y reprendre à plusieurs fois. Je m’appuyai sur Lorenzaccio tout au long du chemin du retour.
Shârazad m’attendait. Elle eut beau me presser de questions, je refusai d’y répondre et lui jurai que je n’avais rien vu d’important. Je n’aimais pas l’idée de lui mentir, mais j’étais incapable de trahir le secret de Jésus. De plus, elle le connaissait bien mieux que moi ; nul doute qu’elle aurait été peinée et que la vision qu’elle avait de lui en aurait été changée.
Elle me soumit ensuite une idée qu’elle avait eue et que je jugeai excellente. Je lui promis que nous la mettrions en œuvre dès le lendemain, ce que nous fîmes à la première heure.
Lorenzaccio nous rendit visite le surlendemain, et nous l’attendions tranquillement dans le salon.
Bien en évidence près de la cheminée se trouvait un troisième fauteuil. Il était tendu de brocart violet sombre, avec des accoudoirs en bois sculptés et quelques déchirures ici et là. Nous l’avions traîné depuis l’autre bout de la maison et soigneusement nettoyé. Certes, il était loin de ressembler à un beau meuble neuf, mais il avait son charme, entre le petit fauteuil de Shârazad et le mien, à peine plus grand.
Je ne me souviens plus de ce que nous avons dit à Lorenzaccio quand il est arrivé. Peut-être une plaisanterie, par exemple que Shârazad en avait assez de s’asseoir par terre. Peut-être lui ai-je dit que, quitte à ce qu’il s’invitât chez nous, autant qu’il y eût une place à lui. Je ne sais plus, mais en tout cas, il l’avait compris. Il s’était assis précautionneusement, une émotion fugace sur le visage, il avait posé ses bras sur les accoudoirs et nous avions commencé à bavarder, tout naturellement, près du feu.
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