Shârazad passa deux semaines entre son lit et son fauteuil, et fit des progrès fulgurants. Quand sa cheville guérit pour de bon, elle maîtrisait son alphabet à la perfection et savait déchiffrer des mots simples. J’étais extrêmement fière d’elle et, je dois l’avouer, de moi. C’était la première fois que j’apprenais à lire, et les résultats dépassaient mes espérances. Je regrettais néanmoins de ne pas pouvoir lui enseigner en arabe, et même si elle n’en disait rien, elle le regrettait certainement aussi. Cependant elle parlait très bien français et son enthousiasme faisait plaisir à voir.
J’appréciais toujours autant Scarlett, même si je la voyais moins souvent qu’avant, car ses recherches sur le moteur à explosion occupaient tout son temps. J’avais trouvé un second emploi, un petit poste de comptabilité pour Jem Finch, artisan de renom qui exportait des meubles en contrebande, ce qui nous permettait de vivre moins chichement.
Shârazad partageait toujours son temps entre le travail pour Marina, les leçons de lecture et écriture et les histoires d’un côté, et la rue, Jia Baoyu et Jésus et son petit cercle de l’autre. Il lui arrivait régulièrement de s’interrompre dans ce qu’elle faisait, les yeux dans le vague, ou de s’isoler, mais la plupart du temps elle semblait épanouie, pour mon plus grand soulagement. Il m’arrivait de penser que même si elle aimait profondément sa famille, elle était à l’étroit au village, et la Ville répondait certainement à son désir de liberté, d’espace et de rencontres.
Jésus venait prendre le thé chez nous de temps à autre, sinon, il n’était jamais seul. Les gens venaient le voir et il les écoutait avec bienveillance, toujours avec une générosité sans mélange et le mot de réconfort idéal. Il gardait en permanence quelques friandises pour les enfants dans sa poche et du temps pour chacun. Shârazad l’adorait, et moi-même, j’avais abandonné mes réserves, bien qu’il restât pour moi un mystère.
Ce fut Lorenzaccio qui me permit de le résoudre en partie. Un soir où Shârazad et moi étions occupées à écrire, il entra silencieusement dans la pièce derrière nous et se pencha par-dessus l’épaule de la petite. Je ne le vis que quand je me retournai et sursautai.
- Un de ces jours, vous me ferez vraiment faire une crise cardiaque !
C’était la première fois que je le voyais depuis l’incident de la rue, et je me demandais s’il m’en voulait encore – et, bien sûr, pourquoi il était venu. Quoi qu’il en dise, il ne faisait jamais rien sans raison.
- Aucun risque, vous êtes plus solide que ça, Constance. Oh, et bonsoir !
Je souris. Cela semblait oublié, mais bien sûr, il n’en était rien.
- Bonsoir. Vous êtes là depuis combien de temps, au juste ?
- Assez longtemps. Alors comme ça tu apprends à lire et écrire, Shârazad ?
- Oui. Tu sais, toi ?
- Oui, pour mon malheur.
Shârazad ne se laissa pas impressionner – quant à moi, j’essayais de comprendre en quoi la lecture pouvait être un malheur, et évidemment, je n’y arrivais pas.
- Tu crois que je ne devrais pas apprendre ?
- Si, bien sûr.
Je faisais mine de ne pas le voir, mais il m’observait pensivement.
- Vous devriez être prudente. La Garde ne va pas aimer.
Bon Dieu que cela m’agaçait ! A chaque fois que je croyais maîtriser l’environnement dans lequel je vivais, un nouvel élément venait me contredire. Comme si Emprèsis était si parfaitement illogique que toute compréhension ou vision globale était impossible… Je frissonnai.
Bien, il ne me restait plus qu’à me pencher sur ce nouveau cas.
- Qu’est-ce que la Garde ?
- Ils portent un brassard jaune, dit Shârazad distraitement.
Lorenzaccio me fit un sourire entendu que je détestai immédiatement.
- Ils se considèrent comme les gardiens des traditions séculaires et sacrées de la Ville. Comme vous avez pu le constater, ils sont assez conservateurs…
- Et relativement radicaux, non ?
Il sourit.
- Relativement radicaux, c’est exactement ça. Vous avez le sens de la formule, Constance.
Il se remit à m’observer attentivement, alors je me détournai ostensiblement pour aider Shârazad à former un « f ».
- Voulez-vous vous promener avec moi ce soir ? demanda-t-il brusquement.
J’élaborai aussitôt des théories plus farfelues les unes que les autres sur les causes de cet intérêt soudain.
Mais après tout, le plus simple était certainement de demander.
- Pourquoi ?
- Mais… simplement pour jouir de votre douce compagnie.
- Tu devrais le savoir, depuis le temps, qu’elle n’aime pas qu’on la prenne pour une bille, marmonna Shârazad, concentrée sur ses lignes.
Sa remarque avait désamorcé ma juste colère en un temps record et je lui passai la main dans les cheveux, ravie de voir que je n’étais pas la seule à voir clair dans le jeu de ce grossier personnage. Je confirmai d’une voix égale :
- Je ne vous crois pas.
Il rajusta sa cape d’un geste offensé, mais je restai imperturbable et il soupira :
- Bon, d’accord. J’aimerais vous montrer quelque chose.
C’était déjà mieux, pourtant ce n’était pas encore complet, aussi ajoutai-je :
- Et observer mes réactions.
- Et observer vos réactions.
- C’est non.
- Quoi ?
- A moins que vous ne me donniez quelque chose en échange.
- Vous plaisantez ?
J’adoptai mon ton le plus glacial :
- Ai-je l’air de plaisanter ?
- Non, c’est vrai. J’oubliais. Vous ne plaisantez pas.
Il reprit son air de dignité offensée.
- Je croyais que nous étions amis !
Je m’efforçai de rester calme tout en laissant éclater ma colère.
Un exercice complexe, croyez-moi.
- Ah, parce que vous savez ce qu’est l’amitié, vous ? Voilà qui m’étonne ! Des amis sont supposés s’apporter mutuellement. Que m’avez-vous apporté, depuis que nous nous connaissons ? Des bribes d’informations éparses sur la Ville, aucune sur vous, des maux de tête en série et la disparition de toute vie privée. Mais il me semble que personnellement, je vous ai appris tout ce que vous vouliez savoir et vous entrez chez moi comme dans un moulin. N’essayez pas de m’avoir au chantage affectif, c’est pitoyable.
Il déglutit et remonta son pantalon d’un geste nerveux.
- Il me semble vous avoir rendu un certain nombre de services.
J’avais déjà longuement réfléchi à la question.
- Certes. Mais je ne sais pas ce que vous attendez de moi en retour, et cela m’horripile. Alors soyez clair. Si vous voulez que nous soyons amis, nous le serons, cependant il faut que je puisse vous faire un minimum confiance. Ca n’implique pas que vous racontiez toute votre vie ni même que vous soyez vrai, je sais que vous en êtes incapable. Il faut juste que j’en sache assez pour être certaine que vous serez toujours là. Si vous voulez que nous restions des connaissances qui se rendent mutuellement service, et bien, vous allez devoir offrir une contrepartie. C’est ma condition.
J’estimais avoir fait preuve d’un esprit de synthèse remarquable, néanmoins je me demandais si je n’étais pas allée trop loin. Si en exigeant des garanties je n’avais pas perdu mon seul allié, si volatile fût-il… Ou si, tout simplement, je ne m’étais pas trompée du tout au tout, s’il ne me rirait pas au nez avant de partir car il ne m’accordait aucune valeur…
Assez. Il n’était plus temps pour les suppositions, alors je levai la tête et le regardai.
Il était extrêmement pâle et étrangement inexpressif, mais en regardant ses yeux, je vis un homme luttant contre la terreur. Qu’avait-il bien pu vivre pour être si angoissé à l’idée de se confier à quelqu’un ?
Il prit une longue inspiration et sembla reprendre le contrôle.
- Constance, vous n’avez pas idée…
Il s’interrompit et sembla se battre avec lui-même pour gagner le droit de poursuivre.
- Pas idée… Oh, puis merde, c’est d’accord.
Je souris, plus soulagée que je ne saurais le dire.
Shârazad se tortilla sur sa chaise.
- Maintenant que vous avez réglé vos problèmes, on y va ? Vous m’emmenez ?
Et flûte, obnubilée par ma conversation, je l’avais oubliée.
- Pas cette fois, dit Lorenzaccio. Une autre, promis.
Shârazad roula sa tresse en chignon, rajusta des lunettes imaginaires et proféra d’une voix chevrotante :
- Parce que vous tenez vos promesses, vous ? Je ne vous crois pas !
Je ne pus m’empêcher de me sentir légèrement vexée, mais Lorenzaccio éclata d’un rire presque joyeux.
- Très fidèle imitation, bravo ! Elle doit t’en faire voir de belles.
Il sortit une montre à gousset rouillée de sa poche.
- Il faut qu’on y aille ou on va être en retard.
- Et pour notre accord ?
Il soupira.
- Je vous dirais quelque chose de personnel quand nous aurons vu ce que nous aurons vu, en guise de garantie pour…
Il n’ajouta rien et je me gardai bien de lui demander de terminer sa phrase. Il reprit :
- Je me laisse le droit de choisir ce que je vous dirais à ce moment-là.
- Ca me va.
Je fis quelques dernières recommandations à Shârazad et nous partîmes.
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