- Cela vous intéresserait-il de rencontrer le Comité Révolutionnaire ?
Je faillis en lâcher ma tasse de thé. Il y avait un Comité Révolutionnaire ?
- Il y a un Comité Révolutionnaire et vous ne me l’aviez pas dit ?
- Je vous le dis maintenant, dit Lorenzaccio en buvant une gorgée de thé.
Il me prit une forte envie de le secouer.
- Et qu’est-ce que vous ne m’avez pas dit d’autre, au sujet de la Ville ? J’aime autant le savoir maintenant.
- Vous connaissez la Garde… On vous a parlé du Roi ?
- Non.
Mon mécontentement étant fortement perceptible, il s’empressa d’ajouter :
- La Ville est, paraît-il, gouvernée par un Roi, mais il ne se mêle de rien et on ne le voit jamais. Deux ou trois fois par an, il y a des affiches avec des décrets et son nom dessus, c’est tout. Les quelques-uns qui savent lire transmettent aux autres, et la rumeur fait le reste.
Voilà qui était extrêmement intéressant, puisque jusqu’à présent, rien ne m’avait donné l’impression que la Ville fût gouvernée d’une quelconque manière. De ce que j’avais compris, c’était plutôt une zone de non-droit, où des chefs de clans influents régnaient sur leur territoire par la grâce de la loi du plus fort. Néanmoins, leurs prérogatives étaient bien plus économiques et commerciales que politiques, aussi ils laissaient vivre les gens comme ils l’entendaient tout en assurant leurs bénéfices, par exemple par des « taxes », qui n’étaient pas excessives. Les mercenaires permettaient à ces gens de se débarrasser des gêneurs, mais ils étaient minoritaires, et ce fonctionnement correspondait davantage à une police arbitraire et définitive qu’à une mafia.
- Autre chose ? dis-je d’un ton sévère, afin d’insister davantage sur mon agacement de ne pas être mise au courant que sur mon intérêt d’avoir appris quelque chose de nouveau.
Lorenzaccio ne s’y laissait sûrement pas prendre, mais il était hors de question de lui faciliter la tâche.
- Il y a un autre personnage qu’on ne voit jamais, l’Oracle. Il baptise les enfants nés en Ville à travers un rideau.
Ma curiosité l’emporta et je me départis de mon air sévère.
- Comment fait-il pour les nommer ? Il n’a pas accès aux textes des prêtres, si ?
- Non. Il prend les noms des traîtres morts. Les enfants qui naissent ici sont destinés à trahir, voilà pourquoi ils ne peuvent pas quitter la Ville non plus.
Je secouais la tête, affligée. Il n’y avait pas de prêtres en Ville, c’est pourquoi elle apparaissait aux néophytes comme un espace de liberté hors du monde, mais leurs règles odieuses étaient tout aussi présentes qu’ailleurs… Cela me refit penser au Comité Révolutionnaire.
- Et donc, ce Comité ?
- Je vous y emmène. Mais je vous préviens tout de suite : ne vous attendez à rien de trop grandiose. Vous êtes à l’endroit où les traîtres se réfugient pour attendre la mort parce qu’ils ne sont même pas dignes d’être tués, ne l’oubliez pas.
- Je ne suis pas encore sénile, vous savez.
Il leva les yeux au ciel d’un air théâtral et se leva, je fis de même après avoir posé ma tasse de thé.
- Je vais prévenir Shârazad.
- Inutile, je suis déjà prévenue, dit-elle en entrant dans la pièce. Je viens.
- Tu as écouté à la porte ?
Ma surprise n’égalait que ma désapprobation. Shârazad était d’ordinaire respectueuse de mon intimité, et me laissait bavarder avec Lorenzaccio sans problèmes… Avait-elle écouté l’intégralité de notre conversation ? Avait-elle pris cette déplorable habitude depuis longtemps ?
- Aimerais-tu que je t’espionne pendant que tu discutes avec Jia Baoyu, franchement ? Ca ne se fait pas ! C’est une règle élémentaire de la vie en société qui…
- Pour l’amour du Fou, Constance ! s’exclama Lorenzaccio. C’est moi qui lui ai dit de s’entraîner, étant donné que, hum, c’est quelque chose de plutôt utile dans la vie, vous en conviendrez, c’est juste que je ne pensais pas qu’elle s’y mettrait dès maintenant…
Son air navré était tout sauf convaincant – et qui donc était ce fou ? Je soupirai.
- Vous êtes un vrai modèle éducatif. Allons-y.
La réunion du Comité avait lieu au Nord de la Ville, où les rues étaient très larges et en partie occupées par des marchands ambulants. Nous croisâmes plusieurs amis de Shârazad, qui tenaient des choses sous leurs vêtements et semblaient étrangement pressés.
- Je suis rassuré de constater que je ne suis pas le seul modèle éducatif de Shârazad, persifla Lorenzaccio.
Je frissonnai – il faisait extrêmement froid – et notai que les bâtiments semblaient en meilleur état, bien qu’ils fussent toujours aussi hétéroclites. Nous passâmes devant une petite pyramide d’inspiration égyptienne malgré ses grandes fenêtres, dans une rue bordée de gargouilles hideuses, puis nous tournâmes à droite et arrivâmes devant un bâtiment ovoïde au fond d’un cul-de-sac.
- Allez-y doucement, j’aimerais les surprendre.
Je m’apprêtais à refuser tout net, mais Shârazad semblait ravie et Lorenzaccio me lança un regard qui signifiait « Ne faites pas la rabat-joie », alors je me résignai.
Il ouvrit délicatement la porte et nous entrâmes dans un immense vestibule, totalement vide à l’exception d’un escalier en colimaçon gigantesque. Les marches en bois tournaient autour d’une colonne en marbre sculptée d’animaux étranges. Lorenzaccio monta en premier dans un silence absolu, en faisant toutes sortes de mimiques afin de souligner son habileté, mais il ressemblait plutôt à un gamin en train de jouer à l’espion.
Shârazad le suivit et je fermai la marche. Naturellement ils durent m’attendre en haut, et c’était une des choses que je détestais le plus dans la vieillesse ; si je m’accommodais assez bien des rides et autres cheveux blancs, la difficulté à suivre les autres, donc à être à égalité avec eux, me pesait.
Cet escalier monumental donnait sur une toute petite pièce, à peine plus grande qu’un placard, qui comportait quelques fresques à moitié effacées et une seule porte. Lorenzaccio l’ouvrit, et nous découvrîmes le Comité dans toute sa gloire.
Le Comité se réunissait dans une immense salle rectangulaire, aux murs tapissés de motifs roses marbrés et délavés, dont les déchirures régulières laissaient voir les briques. Le parquet était beau quoique vermoulu, et une armoire en bois ancien se dressait dans un coin, au fond à gauche.
Autour de l’immense table centrale étaient assises, en tout et pour tout, trois personnes. Un homme, grand et massif, aux épaules larges et aux vêtements noirs, était au centre. Ses cheveux, aussi sombres que ses vêtements, lui retombaient sur le visage et il grattait sa barbe de trois jours d’un air renfrogné. A sa gauche se tenaient deux jeunes filles blondes. La première portait un chemisier noir avec un pantalon rouge, et elle avait attaché ses cheveux bouclés en natte sur le côté. L’autre avait l’air très doux, elle portait une robe longue bleu pâle et ses cheveux dorés pendaient librement dans son dos.
- Lorenzaccio, grogna l’homme. Tu n’es pas le bienvenu ici.
Je me retins de soupirer juste à temps. C’était du Lorenzo tout craché, s’inviter quelque part sans se demander s’il était attendu ni si sa présence était souhaitée…
Il avança dans la pièce d’un pas léger.
- Quoi, tu m’en veux encore pour cette vieille histoire ? Mais elle s’ennuyait, toute seule, à t’attendre, cette pauvre petite…
- C’était la semaine dernière et tu ne t’es pas dit que, peut-être, dans la mesure où je l’avais payée…
- Ca, je ne pouvais pas le savoir.
- Tu te fous de moi ?
Seigneur, étaient-ils vraiment en train de parler de ce que je pensais qu’ils étaient en train de di…
- Ca suffit ! cria la jeune fille au pantalon rouge. Vous vous êtes conduits comme des gros dégueulasses, bon ! On va pas en parler pendant des heures non plus, on a autre chose à faire. Surtout toi, Nathan, franchement, tu crois pas que la Révolution est plus importante que tes p…
Merci, c’était bien ce que je pensais qu’ils étaient en train de dire. Deux membres d’un Comité Révolutionnaire se chamaillaient comme des adolescents lubriques au lieu de mettre sur pied un plan effectif, et cela semblait normal à tout le monde ?
- S’il vous plaît, dit doucement la jeune fille en bleue.
Ah, tout de même, un peu de tenue !
- S’il vous plaît. Il y a deux inconnues ici, il ne faudrait pas que nous leur donnions une mauvaise image de nous.
« Beaucoup trop tard pour ça », songeai-je, éberluée. Ce dialogue était complètement surréaliste – rien de grandiose, certes, mais alors à ce point-là… Je craignais que Shârazad fût choquée, mais elle semblait aussi surprise que moi. Lorenzaccio quant à lui arborait son sourire moqueur préféré, et je me demandais s’il n’avait pas fait exprès d’aborder directement les sujets fâcheux, ce qui eût été tout à fait dans sa manière.
- Tu as raison, ma douce, s’excusa la jeune fille en rouge. Pardon.
- Si vous pouviez arrêter de dire ce genre de choses en public, dit le dénommé Nathan d’un ton pincé.
Cela suffit à ranimer immédiatement la fureur de la jeune fille, qui se leva avec fracas :
- Mais ta gueule, connard ! Si t’es pas content, on s’en va et tu te démerdes tout seul. Viens, Delphine.
Elle était de toute évidence dotée d’un tempérament explosif, et celui de Nathan ne semblait pas non plus particulièrement facile. Lorenzaccio avait beau m’avoir prévenue, je ne m’attendais pas à quelque chose d’aussi grotesque. Qu’il y eût peu de monde, je voulais bien l’entendre, mais que ce peu de monde n’arrive même pas à passer cinq minutes sans se disputer, vraiment… Et pour des choses aussi futiles !
Néanmoins, j’étais intriguée. Les deux jeunes filles étaient compagnes, mais qui était ce Nathan par rapport à elles ? Et de quoi ces gens vivaient-ils ? Je savais que les Révolutions faisaient rarement bouillir la marmite, et je me doutais qu’Emprèsis n’échappait pas à cette règle.
- Qu’est-ce qui vous amène ? demanda Nathan, d’un ton particulièrement antipathique.
Je me retins de lui expliquer ce que politesse voulait dire et laissai Lorenzaccio nous présenter lui-même. Après tout, c’était à lui que nous devions ce merveilleux moment de pure poésie !
Le lecteur avisé pensera peut-être que j’ai fait preuve de mauvaise foi, dans la mesure où c’est moi qui ai exigé de rencontrer ce comité. Il n’aura certainement pas tort.
- Votre éminent et merveilleux consultant, à savoir : moi, vous a dégotté deux nouvelles recrues, dit Lorenzaccio d’un ton suave – et parfaitement hypocrite.
La jeune fille en rouge, qui entretemps était presque parvenue à la porte, fit aussitôt demi-tour, et sa compagne qui avait commencé à se lever se rassit. Nathan, visiblement habitué, ne prêtait aucune attention à leur manège.
- Ben tiens. Sacrées troupes que voilà. Une hystérique, une quasi-muette, une vieille, une gamine et un consultant qui ne croit pas à notre cause. On va aller loin.
- QUI est hystérique ?
- Je ne sais pas, qui se sent visé ?
- Mais t’en veux une ou quoi ?
Ma désapprobation et ma déception se muaient en colère froide à une vitesse vertigineuse. Ces dernières répliques étaient dignes d’une cour d’école primaire, pas d’adultes responsables, et encore moins de révolutionnaires !
- Voilà ce que c’est d’être entouré de bonnes femmes…
Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. J’arrivai à sa hauteur au pas de charge et me plantai devant lui.
- Ca va, on ne vous dérange pas ? Non mais vous n’avez pas honte ? Comment pouvez-vous prétendre à mener un peuple renverser les prêtres si vous n’êtes même pas capables de vous entendre entre vous ? C’est absolument pitoyable. D’ailleurs, je ne comprends même pas ce que je fais encore ici.
Je fis demi-tour aussi dignement que je pus, mais l’effet était quelque peu gâché par le fou rire de Shârazad, qui avait tenté de se contenir pendant un moment mais qui visiblement n’y parvenait plus.
Nous rentrâmes toutes les deux, tandis que Lorenzaccio, qui semblait ravi, était resté auprès des trois clampins qui se qualifiaient de révolutionnaires. Non mais vraiment !
Moi qui m’étais demandé comment il était possible que les prêtres n’y aient pas pensé. Je veux dire : ils mettent tous les opposants au même endroit, comment peuvent-ils imaginer qu’ils se contenteront de mourir seuls sans jamais tenter quoi que ce soit contre eux ? Mais si c’était cela, les révolutionnaires, alors oui, je comprenais qu’ils ne s’inquiètent pas !
Shârazad prenait la situation beaucoup moins au sérieux que moi. Elle resta à la maison le temps de finir deux voiles avant de partir rejoindre Jia Baoyu, et je restai seule à remâcher mon amertume, qui se doublait désormais d’inquiétude. Shârazad m’avait promis d’être prudente, mais j’étais moins tranquille qu’auparavant quand je la savais en Ville.
Une heure plus tard, on sonna à la porte et je me levai péniblement pour ouvrir. Le Comité Révolutionnaire (au grand complet !) se tenait gauchement devant chez moi. Nathan me tendit un sachet d’abricots secs :
- Nous tenions à nous excuser pour tout à l’heure. Si vous nous laissez entrer, nous pourrions discuter. Je vous promets que nous nous tiendrons tranquilles.
- Sauf si… commença la jeune fille en rouge, mais Delphine lui pressa discrètement la main et elle se tut.
Je ne croyais pas une seconde qu’ils pussent se tenir tranquilles, mais je ne demandais qu’à être détrompée, aussi les fis-je entrer. Lorenzaccio les suivit.
- C’est moi qui leur ai dit que pour se faire pardonner, il valait mieux entrer par la porte ! m’expliqua-t-il en souriant, visiblement très fier de lui.
Je souris à mon tour.
- Vous aussi, vous passez par la porte ! Je ne pensais pas que cela arriverait de mon vivant.
- Je suis plein de surprises, dit-il en essayant de passer dans le couloir.
Je lui bloquai le passage. Ses airs de gosse étaient charmants, mais je le soupçonnais d’essayer de m’attendrir, d’ailleurs il avait évoqué lui-même les raisons qui pouvaient le pousser à utiliser la porte…
- Vous n’auriez pas quelque chose à vous faire pardonner, par hasard ?
Il esquissa un sourire qui se voulait contrit.
- En réalité, oui. J’ai arraché à Nathan la promesse de se tenir tranquille par des moyens fallacieux.
Ô surprise…
- Lesquels ?
- J’ai parié avec lui qu’il ne tiendrait pas et qu’il finirait par se disputer avec Hippolyte.
- La jeune fille en rouge ?
- Comment avez-vous deviné ?
Je souris et le laissai passer.
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