Nous nous installâmes dans le salon. Nathan avait pris une chaise de la cuisine, Lorenzaccio fier comme un coq était dans son fauteuil, et Hippolyte insista pour laisser à Delphine celui de Shârazad. Elle-même s’assit sur le tapis, sans la quitter des yeux.
- Je tiens encore à m’excuser, au nom de l’ensemble du Comité, dit Nathan tandis que je m’asseyais. Je me présente : Nathan le Sage, chef du Comité Révolutionnaire…
- Codirigé par Delphine et moi, intervint Hippolyte.
Nathan serra les dents. Il était clair que l’intervention l’avait dérangé et qu’il aimait diriger et parler au nom de l’ensemble des autres. Ce trait de caractère ne semblait présager rien de bon.
- Lorenzaccio nous a dit que vous aviez des révélations à nous faire ?
Je jetai un coup d’œil vers lui et il hocha la tête.
Je mordis dans un abricot, espérant gagner quelques secondes de réflexion. Devais-je vraiment leur dire d’où je venais ? Comprendraient-ils ? N’était-ce pas trop dangereux ? Et surtout, pouvais-je leur faire confiance ?
Lorenzaccio me regardait avec calme, et je compris qu’il m’avait encore concocté une épreuve. La parole et la confiance, toujours la parole et la confiance… Il m’avait confié quelque chose et cela lui avait coûté, c’était maintenant mon tour de me dévoiler sous peine de le perdre.
Je me mis à raconter, et je ne voyais que lui.
Dans l’ensemble, je ne m’en tirai pas trop mal. Hippolyte se leva deux fois en disant qu’elle allait partir, que c’était n’importe quoi, mais elle se rassit toujours, sous l’impulsion de Delphine. Je mis en œuvre tous les talents de conteuse acquis en Arabophonie pour conserver l’attention de mon auditoire, et je parvins à finir de raconter mon histoire.
- Je ne vous crois pas, déclara Nathan tout net. Je suis désolé, je ne peux pas croire que les dieux n’existent pas. C’est impossible.
- Évidemment que c’est possible ! Moi, je l’ai toujours dit ! Si les dieux existaient, ils seraient des connards ! Quand tu penses à tout ce qui nous est arrivé à cause de ces papiers à la con, franchement, je suis bien contente de savoir que nous sommes tous seuls. Je le savais déjà, de toute façon.
De plus en plus intéressant – et complexe, mais pour autant je sache, ces deux concepts vont souvent de pair. Au sein même du comité, deux courants philosophiques totalement opposés sur la question du destin et des dieux cohabitaient. Cela ne simplifiait certainement pas leurs bonnes relations légendaires… Comme pour me donner raison, je vis que Nathan faisait des efforts prodigieux pour contenir une fureur manifeste.
- Les dieux ne sont pas des connards. Ils nous envoient nos destins pour que nous puissions le connaître et nous y préparer. Ce sont les prêtres qui désobéissent à leur loi en les confisquant, et c’est pour ça que nous devons les arrêter, pour que chacun connaisse son destin. La vieille ment ou elle est cinglée.
Hippolyte s’apprêtait à répliquer, et moi de même (je ne supporte pas d’être appelée « la vieille » et encore moins d’être traitée de menteuse), mais Delphine nous prit de vitesse.
- Constance n’a pas dit que les dieux n’existaient pas. Elle a juste dit que les gens qui vivent dans son monde ne sont pas des dieux. Ils écrivent les textes, mais ignorent tout de leur caractère sacré et ne savent pas non plus que ça arrive ici, c’est bien ça ?
J’acquiesçai, sans comprendre où elle voulait en venir. Bien sûr que j’avais dit que les dieux n’existaient pas !
- Donc, logiquement, les dieux sont ailleurs. A mon avis, ils vivent dans le feu. Ils inspirent les gens du monde de Constance, qui écrivent ce qu’ils croient être une invention, mais qui est en réalité notre destin. Ensuite, ils s’assurent que quelques exemplaires arrivent ici et tombent au bon endroit.
L’athée en moi était agacée de voir à quel point les gens étaient prêts à croire n’importe quoi pour éviter d’assumer qu’ils étaient totalement responsables de leur vie et qu’ils allaient mourir. Je m’empressai de gober un abricot pour la faire taire ; après tout, je n’avais aucune explication rationnelle au sujet de l’arrivée à Emprèsis de ce que nous brûlions. De plus, j’étais impressionnée par Delphine, qui avait fait preuve d’une capacité de conciliation surprenante – et, à n’en pas douter, d’une grande finesse politique, dont elle-même semblait avoir peu conscience.
- Mais oui, ça se tient ! s’écria Nathan, visiblement soulagé. C’est incroyable !
- A qui le dites-vous, répondis-je, pince-sans-rire.
Lorenzaccio gloussa, et Nathan poursuivit :
- C’est fabuleux. Il faut mettre toute la Ville au courant, ça pourrait totalement changer les mentalités, et…
Il s’interrompit.
- Enfin, évidemment pas tout de suite. Il faut y aller très progressivement, et puis surveiller la Garde de près. Mais à terme, bien sûr…
- A propos, que faites-vous comme actions concrètes ?
Ce n’était certes pas très poli de l’avoir interrompu, mais après les discordes de conquêtes, disputes et autres accusations, je m’estimais en droit de demander le fin mot de l’histoire.
- Pour l’instant, on essaie de diffuser nos idées. Je fais des harangues tous les jours sur la place et Hippolyte et Delphine sillonnent la Ville en faisant du porte-à-porte… Mais ça ne marche pas très bien.
- Pourquoi ?
- Beaucoup de gens ici considèrent que les prêtres obéissent aux dieux, que tout ce qui se passe ici a été voulu par les dieux, et qu’ils méritent ce qui leur arrive. Il y en a plein qui détestent les prêtres, mais ils sont assez résignés, ou bien ils ont peur. Ils ne sont pas prêts à nous rejoindre.
- Tous des lâches ! Des traîtres ! s’échauffa Hippolyte.
- Ce n’est pas comme si la dernière révolte, il y a une vingtaine d’années, s’était terminée par le massacre du tiers de la Ville, glissa Lorenzaccio, perfide.
- Vous nous rejoindrez ? demanda Nathan.
Bien. Telle était la question assez logique qui l’occupait, et dont j’ignorais la réponse. Oui, Emprèsis me révoltait, et oui, j’étais favorable à un changement qui passe par la chute des prêtres. Mais ce comité me déplaisait toujours, je me méfiais de ses membres et spécialement de Nathan, même si Hippolyte me paraissait également trop instable pour être fiable. Par ailleurs, je ne me voyais pas appeler au soulèvement, tout ceci manquait de cohérence et de chances d’aboutir. De plus, je n’y avais pas encore réfléchi.
- Je vais examiner votre proposition, dis-je prudemment. Je crains, hum… des divergences idéologiques de nos conceptions politiques.
Je me félicitai que le souvenir des innombrables discours de mon ex-mari syndicaliste me fussent revenus en mémoire précisément à ce moment-là.
Bien qu’ils n’eussent visiblement rien compris à ce que je venais de dire, Nathan et Hippolyte hochèrent la tête de concert.
- Nous allons repartir, dans ce cas, dit Nathan. Tenez-nous au courant.
Hippolyte, qui semblait ravie, s’exclama alors :
- Tu me dois six trifules, Lorenzaccio !
Nathan la regarda, incrédule, puis se tourna vers lui.
- Tu as parié avec elle aussi ?
Il haussa les épaules.
- Vous connaissant, j’ai pensé que deux précautions valaient mieux qu’une.
Ils sortirent en se chamaillant, sans se douter le moins du monde que c’était le conflit idéologique que je leur reprochais.
Shârazad rentra un peu plus tard, et je n’étais guère plus avancée.
- Constance, est-ce que je pourrais inviter Jia Baoyu ici ?
- Bien sûr. Quand ça ?
- Et bah… Il attend devant la porte.
Je souris.
- Si tu ne pouvais ne pas prendre exemple sur Lorenzaccio quand il s’agit de me forcer la main…
- Où est le problème ? Tu ne reçois pas d’amants quand je ne suis pas là, si ?
Elle éclata d’un rire espiègle et je la suivis sans trop de conviction, me demandant où elle avait été pêcher un humour de ce type. Néanmoins, j’aimais la voir gaie, fût-ce à mes dépens.
Elle fit entrer Jia Baoyu, qui me salua joyeusement avant de se diriger vers la cheminée. Cela ne m’étonna guère, les gens d’ici n’avaient pas l’habitude de voir des livres, et le nôtre était bien mis en valeur.
Plus grande fut ma surprise lorsqu’il déchiffra :
- La… vie… La vie… de… Né… Nérone.
Je n’en croyais pas mes oreilles, mais je précisai tout de même :
- Néron. O et N font « on ». Tu sais lire ?
- Pas très bien. Shârazad est en train de m’apprendre.
Je me tournai vers elle, stupéfaite. J’étais sincèrement ravie qu’elle aimât lire au point de vouloir le partager, mais j’étais peinée qu’elle ne m’en eût pas parlé. Je comprenais sa volonté d’indépendance, mais je me sentais étrangement exclue.
Allons bon. C’était parfaitement égoïste de ma part, aussi dis-je :
- Si tu le souhaites, tu peux venir assister aux leçons que je donne à Shârazad. Ce sera peut-être plus pratique pour vous deux.
Shârazad approuva, les yeux brillants, et Jia Baoyu me remercia de ma proposition. Ils se dirigèrent ensuite vers la chambre de Shârazad, et j’entendis vite des rires et des bruits de conversation animée.
Je souris en reprenant un cordage. Voir Shârazad si joyeuse constituait pour moi un véritable bien-être, et son ami me semblait tout à fait convenable… Pour autant que quelque chose en Ville fût convenable, naturellement. Et pour autant que le convenable existât. J’étais tout sauf convenable pendant ma jeunesse, avant d’en devenir l’emblème dans ma vie professionnelle.
Ainsi Shârazad lui apprenait à lire... Lorsque je tâchai d’examiner objectivement ce fait, un embryon d’idée germa dans mon esprit. Je le tournai dans ma tête quelques instants ; il me semblait plutôt bon, mais il fallait que j’y réfléchisse encore un moment et que je déterminasse ce qui était réalisable.
Néanmoins, je me sentais plus optimiste que je ne l’avais été depuis longtemps.
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