Quelques semaines plus tard, je sortis de la maison d’un pas léger. J’avais laissé Shârazad dans son fauteuil, avec la Vie de Néron qu’elle parvenait à lire tant bien que mal. Si ce n’était pas l’idéal pour une lectrice débutante, nous n’avions que cela et je comprenais fort bien la fascination que le livre exerçait sur elle.
J’avais décidé de rendre visite à Scarlett pour bavarder un peu. Elle était plus disponible depuis qu’elle avait fait une pause dans ses recherches sur le moteur à explosion pour se consacrer à des travaux, certes moins intéressants, mais qui avaient le mérite d’être payés.
- Non, non et non !
Sa voix, venue d’une fenêtre ouverte, retentissait dans toute la rue.
- Même si je le pouvais, je ne le ferais pas, vous m’entendez ? C’est beaucoup trop dangereux et meurtrier, dans une ville qui est déjà bien assez dangereuse et meurtrière comme ça, en partie à cause de vous et de vos…
La réponse de son interlocuteur se réduisait à un bourdonnement. Je pus néanmoins entendre qu’il s’agissait d’un homme, et qu’il était nettement plus calme que Scarlett. Je pouvais même me douter de quoi il était question, et j’étais convaincue qu’il s’agissait d’armes à feu.
- Je m’en fous de combien vous payez ! Sortez de chez moi. Tout de suite !
Comprenant que je risquais de tomber comme un cheveu sur la soupe, je me dissimulai en hâte derrière le mur de la tourelle. Je vis un jeune homme blond en sortir, et le soleil se refléter sur son brassard. La Garde espérait donc obtenir des armes à feu, et j’étais soulagée qu’on y eût opposé un refus. Les personnes porteuses d’un brassard jaune n’étaient pas si nombreuses que cela en Ville, mais je ne pouvais retenir un frisson quand j’en croisais.
- Je t’avais bien dit qu’elle refuserait.
Je sursautai. Lorenzaccio se tenait debout au milieu de la rue, et bien entendu, je ne l’avais pas vu arriver. Je me tassai contre le mur, en songeant à quel point la situation serait embarrassante s’il me voyait. Que penserait-il de moi, alors que je l’avais tant sermonné sur l’intimité ?
- Il fallait bien que j’essaie.
- Puisque tu as terminé ton devoir, dit Lorenzaccio en jouant avec son brassard, on peut y aller maintenant ?
Réflexion faite, même en étant invisible, ou du moins je l’espérais, c’était embarrassant. J’aurais encore préféré tomber comme un cheveu sur la soupe, et je me promis de m’en souvenir. Se cacher comme cela était parfaitement stupide et infantile.
Le jeune homme acquiesça, Lorenzaccio passa un bras autour de ses épaules et ils commencèrent à s’éloigner.
Apparemment, ils ne m’avaient pas vue. Juste quand je recommençais à respirer, Lorenzaccio se retourna et me fit un clin d’œil.
Une vague de colère m’assaillit aussitôt. J’avais appris à apprécier Lorenzaccio. Il m’y avait fallu du temps et de la patience, mais j’avais réussi à voir la fragilité humaine derrière ses couches de masques et de personnages plus loufoques, ironiques et agaçants les uns que les autres, qu’il alignait avec un soin méticuleux. Nous avions eu d’innombrables discussions passionnantes, encore plus de débats animés, et nous avions assisté ensemble à plusieurs spectacles pitoyables. Nous nous étions déjà confiés, disputés, réconciliés.
Mais cela ne changeait rien à une chose : Lorenzaccio était objectivement insupportable. Il savait tout sur tout le monde, s’invitait partout et n’avait aucune notion de politesse, ni de délicatesse ou d’altruisme, encore moins de décence. Il jouissait avec délices de l’énervement qu’il provoquait avec un talent indéniable.
Et j’avais beau savoir tout cela, je sautais dedans à pieds joints à chaque fois. Je soupirai, décidai de n’y plus penser pour l’instant et frappai à la porte de Scarlett. Autant faire ce pour quoi j’étais venue. Pas question de modifier d’un iota mon comportement à cause de Lorenzaccio.
- Entrez ! cria-t-elle.
J’ouvris la porte et me baissai juste à temps pour éviter un déluge d’ampoules, de vis et de rouages divers.
- C’est moi, Constance ! criai-je.
Le déluge s’arrêta et Scarlett sortit en trombe de sa cuisine/atelier, les cheveux en bataille et visiblement d’humeur massacrante.
- Je vous avais prise pour quelqu’un d’autre, désolée. Vous n’avez pas de mal ? dit-elle d’un ton exaspéré.
Inutile de demander qui…
- Non, par contre vous avez cassé toutes vos ampoules.
- On s’en fout, elles n’ont jamais marché, c’étaient mes premiers essais. J’en ai gardé tout une caisse exprès pour les gêneurs.
Je n’appréciais pas son ton agacé et j’eusse préféré un peu plus d’amabilité, aussi demandai-je :
- Dois-je le prendre pour moi ?
- Je vous dis que je croyais que l’autre revenait pour insister.
- Il devait avoir autre chose à faire, dis-je plus sèchement que je ne l’aurais voulu.
Scarlett dédaigna le ramassage des morceaux de verre, mais je l’aidai à ranger son atelier et à retrouver un tournevis qu’elle avait perdu – et qui n’arrangeait guère son humeur. Je sentis qu’elle avait du mal à supporter ma compagnie, ne décolérant pas, alors je la laissai.
Quand je fermai la porte, j’entendis le bruit de quelque chose qui tombait et une bordée de jurons tout à fait remarquable, que Marina elle-même n’aurait pas reniée.
Shârazad était partie, ce qui ne m’étonna pas. Je m’installai dans mon fauteuil avec quelques cordages et y consacrai environ une heure, puis je décidai de me passer d’un repas complet et pris du pain et du fromage.
Quand je revins dans le salon, Lorenzaccio m’attendait. Je lui proposai de partager mon repas, mais il déclina.
Nous restâmes silencieux un moment, pensant tous deux à la scène qui s’était déroulée quelques heures plus tôt, avant que Lorenzaccio ne brisât la glace avec son irrévérence habituelle.
- Je ne vous connaissais pas ces talents d’espionne. On dirait que vous commencez à apprendre à force d’avoir de mauvaises fréquentations dans mon genre. Mes félicitations, mais ce n’est pas encore aujourd’hui que vous me duperez.
S’il n’avait pas eu l’air si arrogant, je me serais probablement excusée. Probablement.
- Arrêtez un peu. Vous savez très bien que j’étais au mauvais endroit au mauvais moment.
- C’est vous qui le dites.
- Oui, et vous, vous avez des relations dans la Garde.
- Est-ce un reproche que j’entends là ?
Se moquer de moi était une chose, me prendre pour une idiote en était une autre, aussi m’accordai-je le droit de laisser transparaître mon agacement.
- Si vous ne l’entendez pas, c’est que vous êtes sourd. Ca ne vous pose pas de problème ?
- De consacrer un peu de mon temps précieux à de jolis garçons comme ça ? non, pas du tout. D’ailleurs, si vous étiez un peu plus jeune, vous en feriez certainement aut…
- Ce n’est pas de ça que je parle !
J’avais crié. Il m’avait mise hors de moi en un temps record, et j’étais complètement abasourdie par sa légèreté. Il me parlait de batifolage alors qu’il pactisait avec des meurtriers ?
- Votre vie privée ne regarde que vous. Oui, figurez-vous que ça ne m’intéresse pas tant que ça de savoir ce que vous faites de votre temps précieux, mais ça vous passe au-dessus de la tête, non ? C’est si difficile de concevoir que vos activités, vos moqueries, vos mimiques si mystérieuses et si étudiées ne sont pas au centre du monde ?
Il fronça les sourcils, se pencha vers moi et dit d’une voix dangereusement froide :
- Je sais bien que je ne suis pas au centre du monde. La preuve, je ne me permets jamais de juger la vie, disons-le : sexuelle des autres.
Non seulement il ne voyait vraiment pas ce que je lui reprochais, mais en plus, il le retournait contre moi. Je décidai de ne pas relever et de rester focalisée sur ce qui était important à mes yeux.
- C’est avec la Garde que vous fricotez. Vous vous rappelez, ces gens qui commettent des meurtres ? Qui garantissent que les horribles lois des prêtres continuent à s’exercer ici ? Les principaux opposants au Comité Révolutionnaire dont VOUS êtes le consultant ?
- D’abord, vous m’accusez de m’exhiber en tant que centre du monde, et ensuite vous m’interrogez sur mes fréquentations ?
C’était clairement une tentative d’esquive !
- J’assume la contradiction. Ca ne vous fait rien de coucher avec un meurtrier ?
Il se leva, et j’eus la certitude d’être allée trop loin consciemment, sans avoir voulu faire machine arrière quand c’était possible. Je savais que j’en concevrais du chagrin, mais aucun regret.
- Si je devais exclure, de mon lit ou de ma vie, tous ceux qui ont commis des meurtres, il n’y aurait plus personne, et pas même moi. Je ne suis pas coupable de ce que font les gens. Coupable de beaucoup de choses, oui, mais certainement pas de ça.
Je me levai à mon tour, sans comprendre comment il pouvait à ce point se dédouaner de toute responsabilité.
- Moi, je trouve que consacrer du temps précieux à quelqu’un de la Garde, c’est cautionner les agissements de la Garde.
- Je fricoterais aussi avec certaines personnes du Comité si j’en avais la possibilité. Vous êtes contente ? Ca équilibre.
Il avait prononcé cette dernière phrase avec une sorte d’amusement froid, et je me sentis obligée d’expliquer ma position de façon plus véhémente :
- Je ne vous parle pas d’équilibre, mais d’éthique ! De convictions ! De soutenir la cause en laquelle vous croyez !
- Je ne crois en rien et je vous prierai de vous mêler de vos aff…
- Oh, bien sûr. C’est tellement plus facile, non ? Se contenter de passer du bon temps avec n’importe qui et de se balader partout au lieu de se poser des questions sur le monde dans lequel on vit ?
- Je sais parfaitement dans quel monde je vis, merci beaucoup !
Il avait crié, et malgré ma volonté de ne pas me laisser impressionner, je devais admettre que c’était impressionnant – naturellement, je me gardai bien de le montrer.
- Et puisque vous voulez tout savoir, oui, je couche pour oublier. Pour être ailleurs pendant quelques heures, pour vivre au lieu de simplement rester là, pour oublier qui je suis, parce que oui, c’est un moyen éphémère de poser le fardeau d’être Lorenzaccio. Vous avez une idée de ce que ça me coûte, jour après jour, d’être Lorenzaccio ?
- Ce que je voulais dire…
- Je sais très bien ce que vous vouliez dire, Constance. Mais, voyez-vous, je ne pense pas que ce genre d’activités ait une quelconque incidence sur le monde. Qu’on soit de la Garde ou du Comité, qu’on apprenne à lire ou qu’on parle aux murs, on finit par mourir ici, oubliés de tous. Vous allez crever, comme Nathan, comme le garde, comme moi, on va tous crever ! On n’est pas des êtres humains, on est des traîtres, et quoi que vous fassiez, ça ne changera jamais. Alors je prends le bon où je peux le prendre, et ceux qui ne sont pas d’accord je les emmerde !
La tirade était belle, et, je n’en doutais pas, sincère. Mais si je pouvais vaguement comprendre ce point de vue, j’étais incapable de le saisir ou de le partager de quelque manière que ce fût. Nous nous regardâmes en chien de faïence.
- Je ne compte pas attendre la mort sans rien faire, dis-je.
- Oh, non, bien sûr. Constance est une militante très active. Jour et nuit, elle se consacre à la révolte ! Qu’importe que la conscience soit vivante, si le bras est mort ? Vous ne faites rien et vous n’avez même pas accepté de faire partie du Comité Révolutionnaire ! De quel droit me dites-vous des choses pareilles ?
Ca, c’était bas ! Je m’apprêtais à répondre quand Shârazad entra dans la pièce en trombe, puis s’arrêta net dans son élan en voyant nos visages.
- Tout va bien ?
Nous nous dévisagions toujours et ne répondîmes pas. Lorenzaccio me regardait avec un air de dégoût qui me fit plus mal que n’importe laquelle des paroles que nous avions échangées.
- Je partais.
- C’est ça, partez.
Je retournai à mon fauteuil à grands pas et me remis à tresser des cordages vigoureusement. Shârazad n’osa pas m’interrompre et prit timidement la Vie de Néron. Voyant que je ne protestais pas ni ne semblais disposée à discuter, elle se mit à lire.
Je pris conscience que je ne serais bonne à rien tant que je ne me calmerai pas. Je me levai pesamment et décidai de faire le ménage, histoire de passer mes nerfs sur quelque chose.
Shârazad continuait à lire tandis que je frottais énergiquement la table sur laquelle nous avions l’habitude de faire nos leçons.
- Vous vous êtes disputés, avec Lorenzaccio ?
Quelle petite futée ; j’étais prête à jurer qu’elle n’avait que cela en tête depuis une demi-heure…
- Effectivement.
- Pourquoi ?
- On n’était pas d’accord.
- Je m’en étais doutée, marmonna-t-elle.
De toute évidence, mais je n’avais aucune envie d’en parler avec elle et je préférai changer de sujet.
- Comment s’est passée ta journée ?
Avec un peu de chance, cela me permettrait également de penser à autre chose, car j’appréciais beaucoup les récits hauts en couleur qu’elle me faisait de la vie enfantine de la Ville. Parallèlement, cela me rassurait un petit peu après l’affaire de la cheville.
- Ca allait. Sauf que la plupart de nos amis ne veulent plus parler à Jia Baoyu, et personne ne m’explique pourquoi. Donc ça m’énerve, et en plus, je suis assez inquiète pour lui.
Oh oh, voilà qui n’allait absolument pas contribuer à soulager mes angoisses… Désireuse d’en savoir plus, je tentai un subtil :
- Tu as peur que quelqu’un lui fasse du mal ?
- Sans blague ! Ce n’est pas comme si ce n’était jamais arrivé ! Et je ne comprends pas pourquoi, en plus. Pas du tout. Il est gentil avec les petits, il n’embête personne, il sait rigoler mais aussi avoir des conversations sérieuses.
Autant pour ma subtilité. Je souris néanmoins à ce panégyrique. Entendre des adolescentes parler de garçons était une source d’informations psychosociologiques et de divertissement sans fin à mes yeux, même quand j’appréciais l’adolescente et qu’il n’était pas question d’idylle.
Toutefois, Shârazad devait bien admettre que quelque chose clochait à présent, et si cela pouvait l’exhorter à la prudence, ce serait parfait.
- C’est quand même étrange, non, que personne ne l’apprécie alors que tu le trouves si appréciable ? Il y a certainement des choses que tu ne sais pas, mais peut-être aussi que ton meilleur ami n’est pas exactement tel que tu l’imagines.
Elle gloussa, à ma plus grande surprise. Il ne me semblait pas avoir dit quelque chose de comique.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Il est un peu nul, ton conseil.
- Pardon ?
- Je sais que les gens ne sont pas toujours comment on les imagine. Mais et toi, il était comme tu l’imaginais, Lorenzaccio ? Je parie que si c’était le cas vous ne vous seriez pas disputés. Et je parie que toi aussi tu n’es pas comme il t’imaginait.
Il y a quelque chose de pire que d’être réprimandée par une gamine de douze ans, c’est qu’elle mette le doigt exactement là où ça fait mal.
- On pourrait peut-être parler d’autre chose, maintenant ?
- Si tu veux.
Mais elle ne parla de rien et je passai la soirée à terminer mon ménage.
Comments (0)
See all