Je dormis mal cette nuit-là, et les suivantes aussi d’ailleurs, ce qui me fit devenir de plus en plus fatiguée et irritable. Shârazad aurait pu en faire les frais, mais elle passait le plus clair de son temps en Ville, et même si elle m’en parlait peu, je savais qu’elle aidait Jia Baoyu à se protéger. Je finis par lui demander – un peu sèchement, certes – de passer plus de temps à la maison, et elle refusa tout net, en arguant que ça ne durerait pas longtemps, juste le temps que les choses se tassent.
- Tu fais tout ça pour lui alors que tu ne sais toujours pas pourquoi les gens le détestent ? Tu es peut-être un peu naïve, non ?
Que n’avais-je point dit ! Elle se mit à crier que ce n’était pas parce que j’étais incapable de faire confiance à qui que ce soit qu’elle devait être pareille, et que je n’avais pas à projeter sur elle ma relation avec Lorenzaccio. Je rétorquai que je me passerais volontiers de ses théories sur ladite relation qui ne la concernait en rien, et nous nous disputâmes franchement.
La semaine qui suivit fut assez désastreuse. Je voyais encore Scarlett de temps en temps, sa propre mauvaise humeur était passée à tout vitesse, et j’eus été bien inspirée d’en faire autant ! En revanche, Shârazad m’évitait autant que possible, et je m’occupais seule de faire tourner la maison en espérant que tout aille bien pour elle. Je ne voyais plus Lorenzaccio ; nous ne nous étions croisés qu’une seule fois en Ville et nous étions ostensiblement ignorés.
Je tâchais de m’occuper, mais sans avoir à prendre soin de Shârazad, ma vie était vide de sens. Je compris que malgré ses douze ans, elle avait moins besoin de moi que moi d’elle, et si je n’en concevais pas d’amertume, cela n’améliorait guère mon estime de moi-même.
Par ailleurs, me sentir vide m’obligeait à penser – non à réfléchir : à penser – et je n’aimais pas cela. Je voyais la jeune femme décapitée, le vieil homme dont le corps reposait toujours à l’endroit où il avait été assassiné, le nez en sang de Shârazad, Jésus qui pleurait et le visage de Lorenzaccio déformé par la rage. Cette énumération macabre recommençait ensuite depuis le début. Je ne parvenais pas à me concentrer sur quoi que ce fût, mon travail s’en ressentait – Jem Finch me prévint qu’il chercherait quelqu’un d’autre si je ne cessais pas rapidement les erreurs de calcul – et le sommeil ne m’apportait aucun repos. Généralement, Jia Baoyu couvert de sang tendait vers moi une main cadavérique et disait :
- C’est toi, Constance, tu m’as tué.
J’en venais au point d’avoir peur d’entrer dans ma chambre et je voyais mes cernes se creuser jour après jour. C’était comme si mon petit confort disparu me rappelait à quel point j’étais lâche, je pouvais toujours faire la morale à Lorenzaccio ! J’étais pire que lui, qui avait au moins l’élégance d’assumer sa passivité. Malgré mes grands airs, je ne faisais rien d’autre que rencontrer des gens et boire du thé, je n’agissais pas contre la tyrannie des prêtres.
C’est dans cet esprit que je me mis à rédiger ce qui allait devenir la lettre à brûler n°1. Je me sentais enfermée dans mes propres pensées et je me savais incapable de parler de tout cela à qui que ce fût, aussi je pris la plume (au sens propre : c’était ce qu’il y avait de moins cher pour écrire à Emprèsis) et je commençai à écrire ce que j’avais sur le cœur.
J’y consacrai ma soirée, apaisée par le fait d’écrire, par la sensation de ce flot de mots qui coulait hors de moi en emportant mes émotions. Une fois le point final posé, j’étais apaisée mais hésitante. Que devais-je faire de ces feuilles ? Les conserver ? Mais où ? Pourquoi et pour qui ? J’eus alors l’idée de les jeter au feu. Après tout, qui savait ce qu’elles allaient devenir ? Peut-être y avait-il un autre monde, un Emprèsis dans Emprèsis. Peut-être arriveraient-elles sur Terre, d’une manière ou d’une autre. Peut-être seraient-elles simplement brûlées, mais quand bien même, la symbolique me plaisait. J’intitulai mon texte « Lettre à brûler n°1 » et le lançai dans la cheminée avec satisfaction.
Je me sentis infiniment plus légère, et du même coup, je sus ce que j’allais faire. Ce qui n’était qu’un embryon d’idée quelques semaines auparavant était devenu une éclatante certitude.
Emprèsis n’avait ni histoire ni mémoire. Les gens vivaient chacun de leur côté et puis mouraient. Rien n’avait de sens, et surtout pas en Ville comme Lorenzaccio me l’avait fait remarquer, tout était condamné à l’oubli. Dans ces conditions, comment imaginer que les gens pussent s’unir, se révolter ? Et sans culture ni philosophie, comment pourraient-ils penser qu’un autre monde est possible ?
Mais moi, je pouvais y faire quelque chose, je pouvais diffuser les savoirs que les prêtres confisquaient, je pouvais rédiger une histoire de la Ville.
Je m’assis dans mon fauteuil pour y réfléchir et retournai plusieurs fois mon idée dans ma tête. Elle me semblait bonne, la Ville avait certainement besoin de cela. La question était de savoir comment le mettre en place.
Les gens devaient impérativement avoir accès à l’histoire de la Ville, et pour cela, il fallait, un, qu’ils sachent lire, et deux, que je l’écrive. Le petit un me semblait difficile : éveiller l’intérêt des gens pour la lecture, considérée comme sacrée et interdite depuis des générations…. Hum. Peut-être pouvais-je commencer par former quelques personnes, qui pourraient lire aux autres. Ce serait un début, et Shârazad pourrait sûrement m’y aider.
Petit deux, il fallait que j’écrive, mais quoi ? Cette histoire ne pourrait guère remonter très loin dans le temps, ma seule ressource étant d’interroger les gens pour connaître les principaux évènements. Et… Pourquoi pas… Peut-être pouvais-je leur demander leur histoire à tous, ou plutôt à chacun, en plus de consigner les évènements ; là encore, ce serait un bon début. J’aurais certainement besoin de l’aide de Lorenzaccio pour le récit des évènements, mais pour le moment, je lui en voulais trop pour l’envisager.
Bien. Et maintenant, qu’allais-je faire ?
En parler à Lorenzaccio fut la première chose qui me vint à l’esprit, mais je la repoussai – uniquement par fierté, j’en étais consciente, toutefois il serait toujours temps plus tard, lorsque la colère aurait cessé d’obscurcir mon jugement. En revanche, le Comité Révolutionnaire me fournirait peut-être un appui ; je verrais cela le lendemain matin, à une heure décente.
Satisfaite d’avoir enfin avancé quelque part, j’allais me coucher, et me relevai aussitôt. Quelque chose de plus urgent devait être fait, et si je n’avais pas été si bornée dans mes diverses pensées et mauvaise humeur, je l’aurais compris plus tôt !
Shârazad dormait, et je la secouai doucement pour l’éveiller.
- Qu’est-ce qui se passe ? Tout va bien ? s’enquit-elle immédiatement.
Oh, elle s’inquiétait, la pauvre petite ! Je m’empressai de la rassurer :
- Oui, tout va bien. Je voulais juste… Et bien…
Les excuses n’ont jamais été mon fort, je dois l’admettre, mais j’avais appris à prendre mes responsabilités.
- Je voulais m’excuser pour l’autre jour. J’étais de mauvaise humeur et je me suis comportée de façon mesquine. Je te prie de me pardonner.
Elle sourit dans le noir.
- Et moi, je suis désolée de m’être mêlée de ce qui ne me regardait pas.
J’étais ravie d’entendre ses propres excuses, mais je me devais d’être tout à fait honnête, aussi ajoutai-je :
- Ne le prends pas comme un encouragement, mais tu n’avais pas tort. Ce n’est pas une raison pour recommencer évidemment.
- Évidemment. Sinon j’accepte tes excuses.
- Merci.
J’étais parfaitement soulagée à présent. Nous nous regardâmes quelques instants en souriant, puis je sortis pour la laisser dormir. « C’est une chance que le hasard l’ait mise sur mon chemin, elle et personne d’autre » me dis-je en allant me coucher, et si les rêves continuèrent de me tourmenter, j’étais indéniablement plus sereine et dormis mieux.
Le lendemain, je trouvais toujours bonne mon idée de la veille, mais je ne cessais de tergiverser. Devais-je aller tout de suite au Comité ? Mais seraient-ils dans leur salle ? Comment les contacter le cas échéant ? Et était-ce une si bonne idée ? N’allaient-ils pas me rire au nez ? Me trouver folle ? Mon projet était-il vraiment réalisable ? Risquait-il de me mettre en danger, ou pire, de mettre en danger Shârazad ? Était-ce raisonnable de commencer tout de suite ? Maîtrisais-je suffisamment les tenants et aboutissants de la vie en Ville pour comprendre pleinement ce dans quoi je m’engageais ?
Non, réalisai-je. Certainement pas.
Il valait mieux attendre, dans ce cas. Ce que je projetais était de trop grande ampleur pour être mis en place inconsidérément – et inconsidérément signifiait, pour moi, sans une connaissance précise de l’ensemble du processus.
Je revis alors le visage haineux de Lorenzaccio. « Constance est une militante très active. Jour et nuit, elle se consacre à la révolte ! »
Et bien, il allait voir !
Je me levai, ravie et effrayée tout à la fois d’être en train de commencer à agir. Les membres du Comité sauraient bien me dire si c’était inconsidéré !
Je dis à Shârazad où j’allais et sortis. Je réfléchissais à mon argumentaire en marchant, ce qui me fit me perdre plusieurs fois dans les petites rues de la Ville avant d’atteindre le Quartier Nord. Là, je reconnus la rue aux gargouilles et trouvai le bâtiment oblong sans difficulté.
Je restai devant la porte un long moment, hésitante : vraiment, était-ce bien prudent ? Je fus tentée de faire demi-tour, mais je finis par entrer.
« Aucun bruit de dispute ni de porte qui claque ? Il n’y a certainement personne ! » me dis-je en montant l’escalier, légèrement acerbe.
Mais je me trompais, quoique de peu : Nathan était seul à la longue table.
- Vous allez donner votre réponse ? Je vous écoute.
« Je » vous écoute ? Allons bon !
- Et Delphine et Hippolyte ?
- Elles sont en Ville, elles ne devraient plus tarder.
- Je préfère les attendre.
- Comme vous voulez, dit-il d’un ton courtois, mais il se renfrogna.
Je n’étais pas dupe, et c’était désormais une certitude : malgré les airs collégiaux que le Comité se donnait, si cela n’avait tenu qu’à Nathan, il aurait été le seul à posséder un pouvoir décisionnaire, et je me promis d’en tenir compte à l’avenir.
Je m’assis sur une chaise proche de la sienne et nous attendîmes sans prononcer un mot. Delphine et Hippolyte entrèrent effectivement peu après, et je pus commencer à exposer mon projet.
Je ne recueillis que des regards perplexes, ce qui ne me surprit pas outre mesure.
- Vous attendez quoi de nous, exactement ? demanda Nathan.
- J’aimerais entreprendre tout ceci au nom du Comité.
- J’avoue que je ne vois pas l’intérêt.
C’était bien ce que je pensais. Il était tout de même triste de penser qu’un des principaux enjeux d’Emprèsis était la confiscation du savoir par les prêtres, mais que personne ne semblait s’en soucier.
Je me sermonnai intérieurement ; ce n’était pas le moment de me lancer dans des considérations sociologiques mais de déployer l’argumentaire.
- Vous voulez que les gens aient le droit de connaître leur destin, c’est bien ça ?
- C’est pour ça que je me bats, oui, dit Nathan.
- N’importe quoi, marmonna Hippolyte.
Je m’empressai de poursuivre avant que la réunion ne tournât encore au pugilat :
- Si vous arrivez à lancer une révolte qui ne se fasse pas écraser dans le sang et qu’elle parvient à renverser les prêtres, vous ne serez pas beaucoup plus avancés. En excluant les prêtres, combien de personnes savent lire ?
Nathan réfléchit un instant, tandis qu’Hippolyte s’enfermait dans un silence buté – pour ne pas dire boudeur.
- Les régents de chaque pays et certains membres de leur cour, plus quelques marchands, et encore quelques personnes par-ci par-là.
- Donc ce serait un système totalement inégalitaire. Soit les riches seraient les seuls à pouvoir connaître leur destin, soit l’immense majorité dépendrait d’eux pour connaître le leur. Vous auriez tôt fait de recréer un système de prêtres à ce moment-là.
- Pas du tout ! On leur apprendrait à lire !
Je souris, car c’était exactement là que je voulais l’emmener. Je notai que même s’il se targuait certainement de ses qualités de chef, il n’était pas extrêmement subtil.
- Mais bien sûr. Vous leur direz « Apprenez à lire pour connaître votre destin », alors qu’on leur dit depuis des générations que l’un et l’autre sont les pires péchés qui soient ? Bon courage !
- Je l’avais bien dit que c’était n’importe quoi ! explosa Hippolyte, que je soupçonnais être incapable de tenir un silence boudeur plus de quelques minutes. Les papiers, on s’en tape, on les laisse pourrir, ou alors on les lit pour se marrer vu que c’est des inventions, et on vit notre vie !
Je me tournai vers elle, contente d’avoir prévu de développer un argument dans cette direction :
- Si tu veux que le monde se développe, que les gens vivent plus heureux, aient plus de confort et se fassent moins facilement berner par des manipulateurs comme les prêtres, mieux vaut qu’ils sachent lire. Quant à vous Nathan, vous aurez moins de mal à convaincre les gens d’apprendre à lire pour connaître leur destin si vous arrivez avec des révolutionnaires qui savent déjà lire, en sont heureux et n’ont pas été foudroyés par les dieux.
Thèse, antithèse, synthèse, nous y étions. Ils me regardèrent, stupéfaits.
- Nous devons y réfléchir entre nous, dit finalement Nathan.
- Bien sûr.
Je les laissai discuter entre eux et allai m’installer à l’autre bout de la table ; comme je m’y attendais, ils se répandirent en chuchotis furieux.
J’étais plutôt contente de moi-même. Cette entrevue s’était aussi bien passée que possible et j’avais assez bien cerné mes futurs nouveaux collègues. Il ne manquait plus qu’une chose à ma rhétorique : la démonstration par l’exemple, et j’avais emmené de quoi y pourvoir.
Je sortis soigneusement mon matériel d’écriture que je disposai bien en vue sur la table, et sans plus m’occuper de mes charmants hôtes, je commençai à rédiger une introduction à mon histoire de la Ville, qui synthétisait la lettre à brûler n°1 et ce qui allait devenir la lettre à brûler n°2, afin d’expliquer légitimité de ma démarche.
Quand je levai la tête une demi-heure plus tard, les trois membres du Comité me regardaient avec fascination. Je souris.
- Vous n’avez jamais vu quelqu’un écrire ? demandai-je sans m’interrompre.
Un peu d’esbroufe, je le reconnais.
- Oh, vous arrivez à parler en même temps ! s’écria naïvement Delphine.
Bien joué, l’esbroufe !
- J’ai vu Scarlett le faire, une fois, dit Nathan qui dévorait du regard chacun de mes gestes.
- Ca veut dire quoi ? demanda impatiemment Hippolyte.
Je le leur lus et ces trois adultes furent émerveillés comme des enfants. Ils me la réclamèrent encore une fois et je m’exécutai avec plaisir, puis ils me désignèrent des mots au hasard pour que je leur lise. Même le grave Nathan le Sage se prêta au jeu.
- J’aimerais interroger des gens pour qu’ils me racontent leur histoire, mais je ne sais pas qui accepterait de…
- Moi, coupa Hippolyte. Delphine et moi, on va vous raconter.
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