Avant tout, quelques précisions méthodologiques.
Je me suis entretenue avec Delphine et Hippolyte dans la salle de réunion du Comité, et Nathan avait poliment été prié de sortir.
J’ai grossièrement pris en note tout ce qu’Hippolyte m’a raconté ; elle parlait, je lui posais parfois des questions. Delphine a fixé le sol tout au long de l’entretien et n’est presque pas intervenue.
J’ai repris ces notes quelques jours plus tard et je les ai entièrement réécrites, en ne retranscrivant notre entretien avec exactitude que lorsque je l’ai estimé nécessaire à la compréhension du récit. C’est un parti-pris, dû à ma volonté d’unité et de clarté dans mon livre. Naturellement, tous les faits y sont, et le chapitre a été entièrement validé par les personnes qui me l’ont raconté.
Hippolyte naquit il y a environ vingt-cinq ans à Parome, capitale de l’Italophono-Françaisie. Elle passa une enfance plutôt heureuse ; ses parents étaient de riches marchands et faisaient partie de la Cour du Régent. La petite fille était souvent livrée à elle-même et à des servantes, mais son tempérament aventureux ne lui permettait pas de s’ennuyer une seule seconde. Quoique peu présents, ses parents riaient de ses fréquentes désobéissances et elle recevait de nombreux cadeaux. Une fois par an, comme tous les enfants, elle avait le privilège de pouvoir observer le Régent par une petite fenêtre du haut de la salle du Trône durant deux heures. Elle en usait jusqu’à la dernière minute avec fascination.
« Plus tard, je serais Régente », décida-t-elle. Elle savait posséder une autorité naturelle ; il ne lui manquait plus qu’un peu de pratique.
Elle sut qu’elle était allée trop loin quand les domestiques épouvantés refusèrent de l’appeler « Votre Sainte Divinité » et coururent en référer à ses parents. Jamais elle ne les avait vus aussi furieux, et elle passa trois mois à faire pénitence dans un cachot du palais.
- Pardon ? Tout ça pour un malheureux mot d’enfant ?
J’étais estomaquée. Hippolyte éclata d’un rire sans joie.
- Vous avez jamais été en Italophono-Françaisie, vous, hein ? Pourquoi vous croyez que toute la Ville parle français ? On vient tous de ce foutu pays. Les gens croient que le Régent est le représentant des dieux sur Emprèsis et qu’ils sont maudits au premier mot de travers ! Ils prient toute la journée, ces foutus bigots, ils vénèrent tout, et le reste est péché !
Hippolyte avait grandi avec l’idée qu’elle faisait partie d’une élite bénie des dieux. Mais faire preuve d’un orgueil assez démesuré pour se comparer au Régent était un des pires crimes qui fussent, et elle sut plus tard que cela aurait largement suffi à l’exiler en Ville si ses parents n’avaient pas usé de toute leur influence.
Le cachot était une expérience assez traumatisante pour une petite fille de neuf ans, et il lui fallut un certain temps pour retrouver sa joie de vivre et ne plus avoir peur du noir.
Mais elle continuait à vivre.
Tous les matins, elle faisait ses prières pendant une heure, surveillée par une servante. Elle allait ensuite retrouver d’autres jeunes de la cour. Ils s’asseyaient sur de beaux coussins brodés, dans une pièce haute de plafond, et un vieux prêtre leur faisait répéter, encore et encore, les préceptes divins.
Le destin est envoyé par les dieux.
Les prêtres connaissent le destin et la volonté des dieux.
Obéir aux prêtres est source de joie et de vie.
Désobéir aux prêtres déplaît aux dieux.
Connaître sa place plaît aux dieux.
Parler aux serviteurs et aux ouvriers déplaît aux dieux.
Se marier plaît aux dieux.
Ne pas avoir d’enfants déplaît aux dieux.
Prier plaît aux dieux.
Écourter ses dévotions déplaît aux dieux.
Le Régent est un dieu.
Un manque de respect au Régent déplaît à tous les dieux.
Ce qui déplaisait aux dieux, en plus de former une litanie interminable, était lourd de conséquences : les dieux punissaient le peuple tout entier en envoyant des tornades et des cyclones qui ravageaient le pays régulièrement, et punissaient individuellement les coupables en les envoyant en Enfer, dans une ville peuplée de démons où les noms n’existent pas.
Oh, et bien sûr, l’Italophono-Françaisie était le pays le plus pieux de tous : il n’abritait pas de démons rebelles comme l’Hispanolia, ni de marchands avides comme l’Arabophonie, et ne faisait pas la guerre comme la Néerlo-Germanie et la Chinoiserie. Il fallait donc être très reconnaissant envers les dieux pour y être né.
Hippolyte avait de sérieux doutes sur la question. Elle continuait à assister à cela le matin, à jouer seule ou avec ses amis l’après-midi, et à prier avec une apparente ferveur le soir. Mais le cœur n’y était plus depuis longtemps, et ses derniers vestiges de foi s’évanouirent à l’adolescence.
Évidemment, elle se garda bien d’en parler, ses problèmes étaient assez nombreux comme cela.
A partir de douze ans, les jeunes gens étaient encouragés à aller à des bals et autres cérémonies mondaines afin de se « fréquenter » - en vue d’un mariage futur, naturellement.
Hippolyte s’y pliait, mais elle ne comprenait pas vraiment le nouvel engouement que représentaient les garçons et persistait à trouver ses amies bien plus intéressantes. C’est quand une de ces jeunes filles lui décrivit ce qu’elle ressentait pour le fils du Régent qu’elle comprit qu’elle ressentait la même chose pour la jeune fille en question. Elle avait treize ans.
Elle savait qu’il était hors de question de dire quoi que ce fût, ne doutant pas que cela fisse partie des choses qui déplaisaient aux dieux, et tâcha d’oublier son béguin de son mieux.
Quand elle eut quinze ans, une jeune fille originaire de Japonaisie vint passer quelques mois à la cour en tant qu’ambassadrice. Ce fut un coup de foudre immédiat, pour l’une comme pour l’autre, et malgré les trésors de prudence qu’elles durent déployer, elles purent passer un peu de temps ensemble avant le départ de la jeune fille.
Hippolyte le supporta assez mal. Elle se sentait en cage au palais, trouvait que ses prétendants étaient une perte de temps, ne pouvait se confier à personne et détestait le prêtre de la Cour. Et, par-dessus tout, sa « meilleure amie » lui manquait.
Elle fêta ses dix-neuf ans en se fiançant à un garçon que sa mère trouvait charmant. Elle savait que le mariage aurait lieu dans moins d’un an et ça ne la dérangeait pas plus que ça. Souhaiter l’impossible était idiot, et une vie sans bonheur était le lot de tout le monde ; faire semblant était déjà son quotidien, et après tout elle ne manquait de rien. Elle prendrait le bon où elle pourrait et tâcherait de mener une vie paisible.
Le lendemain, une prêtresse du Collège de Conservation, où étaient archivés les destins, lui annonça qu’il était temps pour elle d’accomplir le sien.
Elle se méfia, évidemment, mais elle n’avait pas le choix, elle la suivit.
Delphine quant à elle avait suivi le prêtre en toute confiance.
Elle avait grandi dans un village pauvre éloigné de Parome. Ses parents travaillaient à l’usine tous les jours ; son grand-père, qu’elle adorait, s’occupait d’elle au quotidien. Elle chérissait le peu de moments qu’elle passait avec ses parents et appréciait moins les enfants du village, trop bruyants à son goût. Très solitaire, elle aimait construire de petits objets avec ce qu’elle trouvait par terre, et prier. Son grand-père lui avait parlé des dieux, et elle ne se lassait jamais de poser des questions à leur sujet. Elle avait très peur de leur déplaire, et les cyclones et autres tornades la terrifiaient.
A douze ans, elle voulut devenir novice au Collège de Conservation, mais cela lui fut refusé au motif que son destin était important.
Elle attendait avec impatience qu’il commence.
Quand le prêtre vint la chercher, peu avant ses vingt ans, elle fut très impressionnée par son automobile et craignit de ne pas être à la hauteur. Il la rassura.
On l’enferma dans une pièce luxueuse avec une jeune fille qu’elle n’avait jamais vue, et elle ne comprit pas.
Hippolyte regarda la pièce. Il y avait de belles tentures vertes, une cheminée avec tout ce qu’il fallait pour faire plusieurs feux, deux fauteuils dans un coin autour d’une petite table avec une cruche d’eau, de beaux tapis et une grande banquette au centre.
Une fille fut poussée dans la pièce et on ferma la porte à clef.
« Elle n’est pas si belle que ça, mais elle ressemble à un ange » pensa Hippolyte. La nouvelle venue portait une robe blanche très simple, reprisée plusieurs fois et trop courte pour elle. Ses cheveux blond pâle étaient détachés. Elle avait des yeux gris assez ternes, et l’un d’eux était plus haut que l’autre, ce qui rendait son visage asymétrique. Mais pas totalement dénué de charme, décida Hippolyte.
Delphine quant à elle était extrêmement intimidée. Elle se souciait beaucoup de son destin, elle n’avait jamais vu d’endroit aussi luxueux et la fille qui se tenait devant elle était impressionnante. Elle avait de grands yeux bleus étincelants, une robe rouge splendide qui valait certainement le salaire annuel d’un ouvrier, et une coiffure compliquée. De plus, elle semblait très déterminée et pas effrayée pour un sou. « Tout ce que je ne serais jamais, » pensa Delphine.
Avant qu’elles n’aient pu ne serait-ce que s’adresser la parole, une voix derrière la porte les informa qu’elles ne sortiraient pas ni n’auraient à manger avant d’avoir terminé.
- Terminé quoi ?
- Dites, faut vraiment vous faire un dessin ?
Lorsque Delphine comprit ce que cela voulait dire, elle jeta un regard terrifié à Hippolyte, fondit en larmes et appuya désespérément sur la poignée de la porte en suppliant qu’on lui ouvrît. Hippolyte en fut désolée.
- Je préfère mourir de faim que de faire du mal à une jolie fille comme toi ! s’écria-t-elle.
Elle maudit une fois de plus sa nature impulsive.
Les jeunes filles se regardèrent. Delphine était roulée en boule contre la porte, alors Hippolyte s’assit par terre pour être à sa hauteur, sans s’approcher pour ne pas l’effrayer.
Elles firent connaissance et s’apprivoisèrent petit à petit, en évitant de parler de l’échéance. Au bout de trois jours, alors qu’Hippolyte affamée se reposait dans un fauteuil, Delphine déclara brusquement :
- C’est d’accord.
- Pas question. Je ne veux pas…
- J’ai dit que j’étais d’accord.
Elles sortirent de la pièce main dans la main.
Les prêtres les jetèrent dehors avec une miche de pain rassis qu’elles dévorèrent, puis Delphine remercia les dieux tandis qu’Hippolyte se mordait la langue avec concentration. Elle insista ensuite pour retourner dans son village.
- C’est une mauvaise idée.
- Je te jure que non.
Hippolyte soupira. Si elle avait rapidement admis qu’elle finirait en Ville, Delphine refusait l’évidence.
Elle rentra chez elle confiante. Hippolyte l’attendit plus loin, mais n’eut pas à patienter longtemps avant que sa compagne ne lui tombât dans les bras, en larmes.
- Je leur ai dit qu’on était obligées, ils ne m’ont pas crue !
- Je sais. Viens, on s’en va.
Hippolyte passa le voyage à tenter de calmer et rassurer Delphine, à lui jurer que les démons ne seraient que des gens comme elles.
Elles s’installèrent en Ville à la fin de l’année dernière.
- Il y a autre chose ?
- Bien sûr qu’on a fait d’autres trucs, mais ça, ça vous regarde pas.
- De quoi vivez-vous, depuis que vous êtes en Ville ?
- On a commencé par bosser pour des bandits du coin. Je me suis vite fait virer, mais Delphine jamais, je sais pas comment elle fait.
- Les bandits respectent beaucoup l’autorité, dit timidement Delphine.
Cela aurait pu être un reproche, mais n’en était pas un.
- Ouais, je sais pas si vous avez remarqué, moi j’ai un peu de mal avec ça. Après on a commencé à bosser avec Nathan, aussi. C’est un chef de bande influent, il nous donne un peu de sous parfois.
Hippolyte et Delphine vivent aujourd’hui dans une petite maison à demi écroulée du Quartier Est. Entre deux convois de marchandises illégales et intimidations des mauvais payeurs, elles appellent à la révolte.
- Diriez-vous que vous êtes heureuses aujourd’hui ?
- Je pourrais jamais être heureuse en sachant que les prêtres gouvernent le monde. Jamais.
- Ma famille me manque encore. Mais j’ai à manger et Hippolyte veille sur moi. Alors oui, je suis heureuse.
- Je sais que je devrais être positive comme ça. Et c’est vrai que, à part les prêtres, tout va bien pour moi. Tant que je suis avec Delphine, je vais bien. Mais je pourrais jamais dire « Je suis heureuse » comme ça. Je suis en colère, je le dis, et ça s’arrêtera pas avant la mort de tous les prêtres, ou la mienne.
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