- Constance, réveille-toi, c’est l’heure !
Je restais muette, les pieds cloués au sol, le cadavre du vieil homme s’était réveillé, il me regardait avec ses yeux morts, mais c’était impossible, en plus, je ne m’appelais pas Constance, je m’appelais…
- Constance, debout !
Je m’appelais Constance et je dormais enfin, pourquoi ne pas me laisser dormir ?
- Constance !
La voix de Shârazad perça enfin les brumes de mon sommeil et j’ouvris péniblement les yeux. Il faisait encore noir et la petite me secouait. Que se passait-il ? Avait-elle besoin de moi ?
- Je suis réveillée, qu’y a-t-il ?
- Ah, enfin ! Lève-toi vite, sinon on va rater le Salut de l’Aube.
Je restai interdite. Au moins, tout semblait aller bien, mais cette expression me rappelait vaguement le yoga, et pour autant que je le susse, il n’existait rien de tel à Emprèsis. Il était donc probable que…
- Constance, vite !
Bon sang, mais que se passait-il donc ?
- Puis-je au moins savoir ce qui me vaut d’être tirée du lit à une heure pareille ? demandai-je un peu sèchement – que voulez-vous, je n’aime pas ne pas savoir.
Shârazad se retourna, choquée, puis elle s’adoucit.
- Oh, pardon, j’oublie toujours que tu n’es pas au courant de tout. Je t’expliquerais en chemin. Prends juste ta cape, il ne faut pas qu’on soit en retard !
Nous sortîmes dans la rue, nos capes surmontant nos chemises de nuit, trébuchant dans le noir. Je me frottai les yeux pour essayer de chasser ma fatigue, et, devant le spectacle qui s’offrait à moi, me mis à brûler encore davantage d’impatience de savoir de quoi il retournait. Toute une foule, aussi peu cérémonieusement vêtue que nous, convergeait en direction du Quartier Est. L’excitation planait sur le cortège, les gens discutaient et riaient, frappaient aux portes des maisons devant lesquelles ils passaient.
C’était aux antipodes de l’atmosphère habituelle de la Ville, et absolument pas déplaisant. Chemin faisant, Shârazad m’expliqua – enfin ! – que le Salut de l’Aube était une composante essentielle de Trifolina, la plus grande fête d’Emprèsis, dont le but était d’honorer les dieux pour leurs bonnes œuvres.
« Trifolina » ressemblait à « trifule ». J’avais déjà remarqué que les pièces de monnaie emprèsisiennes étaient frappées d’un trèfle, auquel le mot « trifule » renvoyait certainement ; Trifolina avait-elle un rapport avec les trèfles ?
Pendant que je réfléchissais, Shârazad ajouta que les festivités devaient durer une semaine et commençaient par le Salut de l’Aube, qui remerciait pour le jour et la nuit. Venaient ensuite la Ronde de l’Allégeance, qui remerciait les dieux de l’existence des hommes et les assurait de leur gratitude, et enfin le Sacrifice ultime.
Sacrifice ultime ? La terminologie m’inquiétait. Les prêtres n’étaient pas exactement des tendres – je frissonnai en repensant à une mémorable décapitation – mais se pouvait-il qu’ils fissent des sacrifices humains, comme les Aztèques ?
Non, c’était sûrement excessif, même pour Emprèsis. Sûrement. Sûrement.
Entre ces rituels (dit Shârazad en élevant la voix), on préparait le suivant, on chantait, on dansait et on buvait.
Quand je lui demandai des détails plus précis sur le déroulement exact des festivités, elle refusa de me répondre, mais finit par soupirer devant mon insistance :
- Ce n’est pas quelque chose qui s’explique, Constance, c’est quelque chose qui se vit. Tu vas découvrir, voilà tout. Ce n’est pas très compliqué, tu verras.
Je m’en doutais, mais naturellement je rêvais de savoir exactement ce qui se passerait. A défaut de pouvoir la convaincre – et ce ne fut pas faute d’essayer ! – je demandai :
- Y a-t-il d’autres fêtes à Emprèsis ?
- Celle-là est la plus joyeuse et la plus importante. Les autres sont des cérémonies religieuses, je ne pense pas que la Ville les fasse. Surtout que Trifolina doit être compliquée à organiser, sans prêtres. Sinon, chaque pays a ses propres fêtes.
La Ville ne les célébrait donc pas non plus, à l’exception peut-être de quelques personnes qui le faisaient individuellement, en déduisis-je. L’Arabophonie manquait à Shârazad, je le savais, même si elle n’en disait mot ; peut-être que cela lui plairait de retrouver certaines de ses traditions ici ?
- Si tu veux, risquai-je, nous pourrions essayer de suivre les fêtes arabophones.
Je craignis immédiatement de n’avoir pas été assez délicate. Shârazad n’avait parlé ni de son pays ni de sa famille depuis notre première rencontre avec Scarlett, par conséquent j’évitais généralement le sujet, mais qu’est-ce qui m’avait pris d’intervenir comme cela ? Ce n’était pas le moment de lui faire de la peine !
- Sans Papa, Maman et les petits, ça n’a aucun intérêt, répondit-elle d’une voix égale.
Elle accéléra légèrement le pas, et je décidai de ne pas tenter de la suivre. Elle avait sûrement besoin d’être seule ; j’étais convaincue que les moments où elle s’isolait le plus correspondaient à ceux où elle pensait à sa vie d’avant.
Il aurait été logique de supposer que, en tant que vieille dame, je fusse la plus nostalgique de nous deux, celle qui vivait dans ses souvenirs, celle qui regrettait un monde perdu de la façon la plus littérale qui soit. Il n’en était rien. Bien sûr, les bains chauds me manquaient ; mon amie Marie du club de belote me manquait ; la bonne cuisine me manquait ; plus que tout, les livres me manquaient. Mais je ne repensais à tout ça que de loin en loin.
C’était finalement assez triste, mine de rien. Si j’étais réellement morte dans l’incendie, que ce serait-il passé ? Qui aurait pleuré à mon enterrement ? Oh, ma sœur et mon neveu seraient venus, mais nous n’avions jamais été très proches, nous entretenions des relations tout juste cordiales. Mon beau-frère quant à lui se serait jeté sur les petits-fours avant même d’accorder un œil au cercueil contenant ma dépouille.
Il y aurait eu l’intégralité du club de belote, à savoir une bande de petits vieux tristes à mourir si on n’était pas déjà mort : Rita qui cite des versets de la Bible toutes les deux phrases, Nicolas qui se croit encore en pleine Seconde Guerre Mondiale pour cause d’Alzheimer, Georgette qui dit en moyenne dix-sept fois « c’était mieux avant » par heure, Fernand qui nous rebat les oreilles des qualités de sa défunte femme, quand ce n’est pas, discrètement, des qualités disparues de sa défunte prostate…
Et puis Marie, bien sûr. La plus imbuvable petite vieille de toute l’histoire des petits vieux ; au club de belote, personne n’osait s’approcher d’elle. Évidemment, à mon arrivée, peu après mon départ à la retraite il y a dix-huit ans, nous nous étions retrouvés en nombre impair et j’avais dû me mettre avec elle.
Ils m’avaient tous regardée m’approcher de cette minuscule vieille femme ridée agrippée à sa canne avec de grands yeux, comme si j’étais Socrate prenant son verre de ciguë.
- Excusez-moi, je n’y vois plus très bien, avait-elle chevroté. Ce sont vos cheveux ou une boule de glaire ?
- Un chignon. Vous le faites exprès d’être si petite ou c’est la méchanceté qui vous enlève un centimètre par phrase chaque fois que vous ouvrez la bouche ?
Elle me dévisagea, tandis que les autres avaient l’air d’avoir avalé leur dentier. Non mais vraiment !
- Jésus, Marie, Joseph ! balbutia Rita.
- Marie, c’est moi, grinça la susnommée, et si vous perdiez un centimètre à chaque fois que vous invoquez votre Bon Dieu, vous seriez plus petite que moi et je vous écraserais comme un insecte.
Elle se tourna à nouveau vers moi et me tendit la main :
- Merci pour la réplique. Si vous êtes aussi bonne avec des cartes qu’avec votre langue, on va leur mettre la pâtée du siècle.
Et c’était ce que nous avions fait, même si la terreur qu’elle inspirait y a sûrement été davantage pour quelque chose que mes talents aux cartes. Oui, elle, elle aurait pleuré à mon enterrement. Quelques anciens élèves aussi, sûrement, les collègues, sans doute pas, et cela s’arrêtait ici.
Bah, ce genre de pensées n’amenait rien de bon.
Mais le plus drôle, c’est que j’avais expressément écrit dans mon testament que je voulais me faire incinérer ! Je gloussai toute seule.
D’ailleurs, comment les choses fonctionnaient-elles, à Emprèsis, quand quelqu’un mourait ? Le vieil homme avait juste été laissé pourrir sur place, mais je ne doutais pas qu’il fût une exception.
Si je mourrais ici, Shârazad pleurerait, Scarlett peut-être, Nathan et Hippolyte certainement pas, Delphine peut-être, Jia Baoyu non, mais s’il était là pour Shârazad je n’en demanderais pas plus, Jésus sans doute, et Lo… Et c’est tout.
Mais qu’arriverait-il à Shârazad, s’il m’arrivait quelque chose ? Si les Gardes me tuaient à cause de mon histoire de la Ville, si j’enfreignais une règle, si, si ? Je ne pouvais pas abandonner la petite !
- Bonjour, Constance. Vous allez bien ?
Je sortis brutalement de ma rêverie morbide, surprise d’entendre voix humaine, et repris conscience d’où j’étais et de ce que je faisais. Jésus s’était porté à ma hauteur à point nommé, enroulé dans une couverture d’où dépassaient deux jambes maigres et son visage était pâle de fatigue, aussi me demandai-je s’il venait du rempart. Je me sentais toujours coupable de l’avoir espionné, et je mettais un point d’honneur à être aussi gentille que possible.
- Oui, et vous ?
- Ca va, merci. Cela vous dérange-t-il que je vous tienne compagnie ?
- Pas le moins du monde.
Je me délectais de cette conversation si banale et si polie, de ces tournures soutenues qui me changeaient de… et bien. Qui me changeaient.
- Comment va Shârazad ?
Je levai la tête et balayai le cortège du regard, sans la voir. Nathan me salua de loin, et je crus entrapercevoir la chevelure de Scarlett à l’avant du cortège.
- Elle va très bien, elle est partie plus loin rejoindre quelques amis.
- C’est une petite débrouillarde, vous savez. Vous ne devriez pas vous inquiéter autant.
Je soupirai. Était-ce à ce point flagrant ?
Nous arrivâmes à l’extrême Est de la Ville, au rempart. Le cortège s’était disloqué et massé contre la muraille dans un enthousiasme certain, et nous nous approchâmes autant que possible.
La terminologie « Salut de l’Aube » permettait de déterminer sans risque d’erreur de quoi il retournait, mais concrètement ? Y avait-il quelqu’un à regarder, des prières à prononcer, des gestes particuliers ?
Je me morigénai. Je verrai bien, il n’était pas utile de me triturer l’esprit ainsi, d’autant plus que je n’avais personne à qui poser la question. Excepté l’homme fatigué qui marchait à mes côtés, mais il ignorait que je venais de la Terre, et je tenais à ce que cela reste ainsi. Tout allait bien.
Sauf… Sauf si, à cause de mon ignorance, je risquais de me trahir publiquement ! Toute la Ville était là, et si je faisais quelque chose de travers, on me verrait certainement. Shârazad était tellement habituée à tout cela qu’elle n’y avait certainement pas pensé, et… Oh, si je me trahissais ? Si tout le monde découvrait que j’étais un démon selon les prêtres ? Entre la morale pour le moins douteuse qui sévissait à Emprèsis et les effets de foule bien connus, je ne donnais pas cher de ma peau, et qui prendrait soin de Shârazad alors ?
- Dites… Je ne viens pas d’ici, en quoi consiste le rituel ?
Et voilà, une personne de plus qui savait. Je me demandai, à la longue, combien de pièces de mon armure imaginaire j’allai vendre, mais quitte à vendre, je ne regrettais pas que ce fût à Jésus ; je le voyais comme une manière de me racheter.
Je crus qu’il allait me poser des questions tout à fait légitimes, mais il ne le fit pas et commença à m’expliquer. Nous fûmes interrompus par une immense clameur, et Jésus me fit signe de regarder en direction du rempart.
- Le premier rayon du soleil vient d’apparaître, me souffla-t-il à l’oreille. Faites comme moi.
Il commença à s’incliner, en même temps que la foule, et je l’imitai aussitôt. Puis tout le monde se releva et se mit à psalmodier des paroles dans une langue étrange. On eut dit un mélange bâtard de grec et de latin mal prononcé, ajouté à une troisième langue que je ne connaissais pas.
Jésus était légèrement tourné vers moi afin que je pusse lire sur ses lèvres une partie de la prononciation des paroles. Malgré mes difficultés, je parvenais tant bien que mal à suivre la psalmodie des autres.
Je me demandai ce que signifiaient les mots que j’étais en train de prononcer. Pour quoi et à qui étais-je en train de prier ? Il me vint à l’idée que c’était peut-être Cicéron, Tacite ou un autre de mes auteurs préférés, et je me demandai si, d’une manière ou d’une autre, ils le savaient là où ils étaient. Cela me mena à la Vie de Néron, et je pensai qu’il devait y avoir eu un impressionnant arrivage de démons à Emprèsis après l’incendie de Rome. Est-ce qu’Emprèsis ressemblait déjà à cela en 64 av. J.C. ? Au fait, comment Emprèsis comptait le temps ? L’horloge construite par Scarlett divisait la journée en 24 heures, comme sur Terre, mais je n’avais jamais vu de calendrier nulle part.
Jésus me fit signe ; les paroles se modifiaient légèrement, et je tâchai de les suivre. Shârazad avait raison : il n’y avait là rien de compliqué, et je m’étais sans doute effrayée d’un rien. Était-ce à cause de mes idées d’enterrement ou est-ce que mon inconscient tenait à me faire dire d’où je venais à Jésus par la grâce de cette sorte d’acte manqué ? Je ne le saurais jamais, mais cela n’avait guère d’importance.
Le soleil apparaissait doucement, et le ciel était d’un beau rose rayé de vert. Tout le monde souriait, et j’appris plus tard que c’était le meilleur hommage qu’on pût faire aux dieux lors du Salut de l’Aube.
Je regardais autour de moi, cherchant malgré moi Shârazad une nouvelle fois. A nouveau, je ne la vis pas, en revanche j’aperçus Delphine, au premier rang, tout contre la muraille, dont la joie et la ferveur faisaient plaisir à voir. Elle semblait toujours si triste et réservée en temps normal ! Mais Hippolyte n’était pas à ses côtés, ce qui me surprit, et en cherchant bien, je la vis à l’écart de la foule, avec une expression à la fois désapprobatrice et attendrie, son regard fixé sur Delphine.
Naturellement, elle n’appréciait sûrement pas l’idée de remercier les dieux pour le jour et la nuit…
Quand le soleil sortit pour de bon, la psalmodie s’interrompit, puis la foule poussa à nouveau une grande clameur joyeuse et les gens embrassèrent leurs voisins en riant. Je me pliai à l’exercice sans rechigner le moins du monde, malgré l’odeur de certains. Cette tradition me rappela la paix du Christ, que j’avais élue, dès l’âge de sept ans, « moment le moins ennuyeux de la messe », à savoir le moment où on embrasse ou serre la main de ses voisins même si on ne les connaît pas. Je trouvais savoureux de reproduire ce geste ici, et encore plus savoureux de le faire avec Jésus lui-même ; cette ironie ne laissait pas de me plaire. Quant à l’ambiance incroyablement joyeuse, elle était si irréelle que j’étais décidée à en profiter le plus possible, et tant pis si ce n’était que panem et circenses…
La foule se disloqua ensuite, et je notai que nombre de personnes jetaient un regard méchant à Hippolyte, qu’elle soutenait fièrement.
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