La fête n’anéantissait donc pas jugements et médisances, ce qui ne me surprit pas. Emprèsis ou pas, chassez le naturel, il revient au galop, et les humains, hélas, seront toujours humains.
- Une bagarre s’est déclenchée, l’année dernière, dit Jésus en surprenant mon regard. Quelqu’un lui a craché dessus, et elle a répliqué en insultant haut et fort les bigots, donc vous imaginez bien…
Je n’avais aucune peine à l’imaginer, néanmoins j’étais surprise qu’il n’y eût pas de conséquences plus fâcheuses, notamment venant de la Garde, que je tenais pour le Diable en personne depuis l’exécution à laquelle j’avais assisté.
- La Garde ne lui dit rien ?
- La Garde désapprouve, mais comme elle participe avec dévotion, elle n’a pas le temps de sermonner tous ceux qui ne viennent pas.
- Ils sont nombreux ?
- A peu près un quart de la Ville, je dirais. Ils restent chez eux et se font discrets.
Je me sentis soulagée que la dévotion à ces dieux de pacotille ne fût pas généralisée. Nous marchâmes en direction de la maison, et je demandai ce qui allait se passer ensuite. Jésus m’expliqua qu’on laissait les portes et fenêtres grandes ouvertes pour permettre au souffle des dieux de circuler. Des prêtres entraient dans chaque maison pour la bénir ; en Ville, on les avait remplacés par les principaux chefs de clan.
Voilà qui était presque amusant : pour remplacer les prêtres, choisissait-on les plus savants ? Les plus pieux ? Mais non voyons, les plus puissants ! Cela en disait long sur les accointances entre religion et pouvoir, tout de même.
Shârazad nous rejoignit et salua Jésus avec chaleur, puis nous arrivâmes à la maison et il repartit vers la place.
- Tu t’es amusée ? demandai-je affectueusement à Shârazad.
- Oh oui, j’ai adoré ! C’est quand même beaucoup plus impressionnant qu’au village où on n’est même pas cinquante !
Elle marqua un temps d’arrêt, puis secoua la tête comme pour en chasser la mélancolie. Bien entendu, je me gardai de faire le moindre commentaire.
- Allez viens, il faut tout ouvrir maintenant !
Elle ouvrit grand la porte d’entrée et me réprimanda en riant quand je commençai à la fermer par réflexe. Puis elle courut à l’étage ouvrir les fenêtres, tandis que je me chargeais de celles du rez-de-chaussée. Cette joyeuse agitation me faisait oublier ma fatigue et me rappelait les plus délicieux moments de notre arrivée à Emprèsis, ce qui n’était pas pour me déplaire.
Je montai ensuite aider Shârazad ; nous n’utilisions pas l’étage, et la plupart de ces fenêtres n’avaient pas été ouvertes depuis des années. Beaucoup étaient coincées, et nous conjuguâmes nos forces pour les ouvrir.
- Après le Salut de l’Aube, mieux vaut fenêtre cassée que fenêtre fermée ! c’est le proverbe !
Nous redescendîmes couvertes de poussière, et je songeai que cette journée où toutes les portes et fenêtres de la Ville étaient ouvertes devait être un paradis pour Lorenzaccio.
Non que je songeasse à ce malotru d’une quelconque manière, bien sûr, c’était juste histoire de dire, en passant. Allons, il y avait des choses à faire !
- Ai-je le droit de m’habiller à présent ? Et en quoi consiste la suite des festivités ?
- Oui, tu peux t’habiller. Après, on va faire le ménage !
D’accord, je l’admets : cela ne souleva pas chez moi un enthousiasme flagrant, et si je mets toujours un point d’honneur à garder ma maison propre, je ne considère pas cela comme une activité particulièrement festive.
Mais j’avais tort, car le ménage fut très gai. Il faisait partie intégrante du rituel : la maison devait être purifiée pour honorer les dieux.
Le vent se leva, pour le plus grand plaisir de Shârazad, et je compris que c’était le temps idéal pour Trifolina, comme la neige est le temps idéal pour Noël.
Shârazad m’apprit des chants traditionnels arabophones pour Trifolina, et je lui enseignai quelques chants de mon enfance. Nos voix, portées par le vent et rythmées par le battement des fenêtres, retentissaient dans toute la maison, pendant que nous secouions la literie, balayions le sol, époussetions la cheminée, essuyions la table, battions les tapis, secouions les coussins…
- Mais qu’est-ce que c’est que ça ?
Au milieu des coussins éparpillés et des fauteuils déplacés se trouvaient deux bouteilles de vin, l’une vide et l’autre déjà bien entamée. Ce n’était certes pas moi qui les avais mises ici, et je me perdais déjà en conjectures quand Shârazad sourit malicieusement et énonça la conclusion à laquelle j’étais en train d’arriver, bon gré mal gré.
- C’était sous le coussin du fauteuil de Lorenzaccio. Il en verse dans son thé à chaque fois que tu ne regardes pas.
Je maugréai, jetai la bouteille vide et portai l’autre dans la cuisine. Non mais vraiment ! Là où il y a de la gêne il n’y a pas de plaisir !
C’était une expression de ma mère, et je soupirai en constatant que j’étais en train de penser précisément aux deux personnes avec lesquelles j’étais fâchée. Allons, Constance…
Nous finîmes de faire le ménage en chantant, puis nous grignotâmes un peu avant de nous mettre au travail. Les jours de congé n’existaient pas vraiment à Emprèsis, et je ne voulais pas que nous prissions du retard si nous devions encore consacrer du temps aux festivités.
Shârazad en profita pour me faire part de ses impressions au sujet de la Vie de Néron, et me dit qu’elle s’était mise à faire la conteuse pour les petits de la Ville. Elle mélangeait pour eux ses mythes préférés, les anecdotes qu’elle entendait et les histoires qu’elle inventait, et s’arrêtait toujours à un moment passionnant pour leur donner envie d’entendre la suite quelques jours plus tard.
Je la félicitai et lui racontai en détail mon projet d’histoire de la Ville et mon entrevue avec le Comité, ce que je n’avais pas encore eu le temps de faire. Elle se montra enthousiaste.
Au milieu de l’après-midi, nous reçûmes la visite des chefs de clan pour la bénédiction de la maison. Ce fut, et bien… extrêmement particulier, disons-le. Ils étaient quatre ; s’il y avait bien plus d’un clan par quartier de la Ville, chacun n’envoyait que le chef le plus important, qui était « élu » par les autres. Pots-de-vin, alliances, trahisons et « accidents » étaient monnaie courante le mois précédant Trifolina, et cette fête permettait de faire un grand coup de balai dans la politique de la Ville.
Nathan représentait le Quartier Nord. Il avait fière allure dans son épais manteau noir lavé de frais et fermé par une grosse ceinture, avec ses bras croisés et ses cheveux volant au vent.
Venait ensuite une femme grande et mince, au regard très dur. Ses cheveux bruns étaient relevés dans une coiffure compliquée et elle portait une robe de soie émeraude superbe, qui mettait parfaitement en valeur son brassard jaune.
Je reconnus avec un frémissement une des meurtrières du vieil homme, et je me posai la question des relations entre la Garde et le quartier qu’elle représentait. Cette femme était-elle cheffe de clan et membre de la Garde, cheffe de clan et de la Garde ou simplement cheffe de la Garde ? La Garde comptait-elle comme un clan à part entière ?
Les deux autres personnes ne montraient pas leur visage. L’une d’elles était encapuchonnée et portait une immense cape noire ; la faux en moins, on eût dit la Mort en personne, effet accentué par sa grande taille. L’autre ne portait pas de cape, mais un très long manteau bordeaux, qui ne permettait pas de déterminer si son possesseur était un homme ou une femme, et un masque blanc.
Je savais bien que ces masque, manteau et cape avaient pour fonction d’impressionner leur monde au moins autant que de dissimuler leurs propriétaires, mais l’effet restait saisissant.
Nathan arborait une expression mi-renfrognée, comme à son habitude, mi-solennelle, et je décidai de ne pas lui dire bonjour. Mieux valait vérifier d’abord si la situation s’y prêtait, ce dont je n’étais pas sûre, et le laisser intervenir en premier. En tant que représentante de la Garde, il était peu probable que la femme fût son alliée ; et de façon générale, les clans étaient sans cesse en rivalité les uns avec les autres. Il y avait peut-être intérêt, pour lui comme pour moi, de ne pas montrer que nous nous connaissions.
Shârazad leur fit un salut nerveux, que j’imitai avec un temps de retard. Sans nous le rendre, ils avancèrent dans le couloir et firent le tour de la maison. Ils se déplaçaient toujours tous les quatre alignés ou les uns à la suite des autres dans les passages les plus étroits, comme s’ils formaient les quatre membres d’un même être, sans autre bruit que le froufroutement des robes et des capes. Nous les suivîmes. Je notai qu’ils observaient nos meubles et nos possessions, sans hésiter à prendre un objet pour mieux l’examiner ou à ouvrir des tiroirs. Cherchaient-ils quelque chose de particulier, voulaient-ils évaluer nos possessions ou tout simplement nous impressionner ? Ou bien…
Mon Dieu ! Le livre ! Ils allaient voir le livre !
Et dire que je l’avais eu en main quelques heures plus tôt à peine, lorsque nous faisions le ménage ! Quelle idiote j’avais été ! Idiote, idiote !
Il n’était plus temps de se blâmer, mais de réfléchir, et vite. J’avais fort peu d’options à ma disposition. Je pouvais faire diversion pendant que Shârazad allait chercher le livre et le cacher, mais comprendrait-elle ce que j’attendais d’elle, penserait-elle au livre ? Quelle diversion pouvais-je faire ? Leur proposer des rafraîchissements ? Mais était-ce souhaitable d’interrompre la visite ? Si oui, plus que la vision du livre par les quatre ?
Sinon, peut-être que je pouvais me placer face à la cheminée avant qu’il n’entrât dans leur champ de vision. Mais l’entreprise me semblait hasardeuse et ne résisterait pas à une visite fouillée, et elle le serait, je le savais. De plus, je devais passer devant eux pour cela, ce qui semblerait certainement étrange.
Nous étions sortis de la cuisine, les chambres étaient déjà passées, tout le monde avançait en direction du salon, un pas après l’autre, je ne savais toujours pas quoi faire, et il était trop tard, ils entrèrent.
Je les suivis en pâlissant, la boule au ventre, Shârazad à mes côtés.
Ils s’arrêtèrent tous les quatre comme un seul homme, alignés devant la cheminée, et il me vint à l’idée que cela aurait fait une belle photographie.
La femme lissa soigneusement les plis de sa robe de soie, tendit le bras et prit la Vie de Néron. Elle le retourna soigneusement entre ses longs doigts blancs, le feuilleta avec intérêt – mais toujours avec froideur – et le tendit à son voisin.
Nathan me jeta un regard où se mêlaient surprise, peur et colère, mais si brièvement que je crus l’avoir rêvé.
La personne masquée le retourna et le feuilleta à son tour, avant de le faire passer à la personne encapuchonnée puis à Nathan qui firent de même, imperturbables. Qu’est-ce que cela pouvait donc signifier ? Quelles seraient les conséquences de mon incommensurable bêtise ?
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